Coutard l’Asiate

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Coutard l’Asiate

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A 86 ans, le chef opérateur de la Nouvelle Vague montre pour la première fois ses clichés des années 50. Raoul Coutard était alors reporter-photographe pour l’armée française en Indochine.

La catastrophe s’annonçait. Fin des années 40. L’Indochine allait sombrer dans la guerre. Un jeune sous-officier longe les rives du Mékong, du lac Tonlé Sap, s’immerge dans la forêt primaire et la jungle du sud, court les plateaux de Diên Biên Phu et suit la route de Blao. Raoul Coutard, enfant de la communale, a «envie de voir, puis de savoir». Reporter-photographe, il explore les «blancs de la carte» à pied, sur une pirogue ou juché sur une increvable Lambretta italienne. Il est en mission militaire. Il trimballe un regard d’ethnographe.

Tout s’offre à lui : une nature luxuriante, des territoires vierges de tout Européen, des peuples inconnus, descendants des pentes de l’Himalaya ou venus par la mer, qui ont bâti des villages protégés par des génies et des esprits. Frère d’épopée de Joseph Kessel, de Lucien Bodard, de Jean Lartéguy, Raoul Coutard se révèle et se découvre «Asiate», fasciné par l’Indochine, ce «grand "s" aplati» qui enlace la péninsule d’Asie du Sud-Est, et sa mosaïque ethnique. Sur des centaines de photos en couleur prises entre 1948 et 1954, il a fixé à temps ce «monde qui s’enfuit».«Un million de types vont bientôt défourailler dans cette région et faire pas mal de dégâts», dit-il, le verbe dru. La guerre est perdue et finie : «On était en train de refiler le bébé aux Américains.» Raoul Coutard fait sa valise et range ses clichés dans des chemises remisées dans des malles. Oubliées les images d’un éden évanescent.

Le cinéma l’attend. Dans une gargote d’Hanoï, le photographe Raoul Coutard a croisé le caméraman Pierre Schoendoerffer en 1950. Ils ont partagé une «soupe chinoise» qui vaut tous les serments d’amitiés (1). A la fin des années 50, ils commencent à signer des documentaires et des films. Puis Raoul Coutard rencontre Jean-Luc Godard qui l’engage comme directeur de la photographie pour son premier film, A bout de souffle.

Raoul Coutard impose son sens de l’improvisation, sa caméra à l’épaule et sa lumière à la Nouvelle Vague qui s’est trouvé un chef opérateur hors pair. Il travaille sur Pierrot le fou, le Mépris, mais aussi pour François Truffaut (Jules et Jim, La mariée était en noir), l’ami Schoendoerffer (la 317e Section, le Crabe-Tambour), Jacques Demy, Costa-Gavras, Nagisa Oshima, Philippe Garrel… De Hollywood à Cannes, les prix et les honneurs déferlent. Le chef opérateur du cinéma a éclipsé le photographe du «paradis indochinois». Il revient en lumière aujourd’hui, à 86 ans.

A la faveur d’un récent déménagement, Raoul Coutard a exhumé de ses placards ses photos des années 50. Il va voir les «gens de Hachette» pour leur proposer d’en faire un livre. Celle qui le reçoit le renvoie en lui disant que ses images «ne pouvaient pas avoir cinquante ans car elles étaient en couleur et bien trop nettes».Coïncidence : le directeur du musée Nicéphore-Niépce de Chalon-sur-Saône, François Cheval tombe sur des clichés de Raoul Coutard alors qu’il prépare une exposition sur les images de l’Indochine en guerre : «Quelque chose d’unique, une écriture particulière, dit-il. Dans les années 50, ils étaient très peu à travailler en couleur dans cette région et sous cette forme.» Il contacte Raoul Coutard pour son exposition et les éditions le Bec en l’air. Elles viennent de publier, en marge de la manifestation, le livre qu’avait espéré Raoul Coutard.

«Je les laissais se démerder, je faisais mes images»

«J’ai toujours tenté de faire des choses différentes, raconte sans forfanterie Raoul Coutard, rencontré dans sa maison des environs de Bayonne habitée par des bouddhas en pierre et des éléphants en bois. Personne n’utilisait la couleur. C’était pourtant intéressant d’essayer de montrer une certaine façon de vivre, si différente de la nôtre.»

En reportage, Raoul Coutard vit en immersion chez les montagnards Moïs, les Pnongs, les Mas, les Thaïs. Dans les villages traversés, il dort dans des baraques en dur ou des paillotes près desquelles viennent «grogner les tigres à la nuit tombée».«On était jeune et assez frustre» pour se contenter de nuits courtes, de «riz gluant et plus rarement de poulets grillés». Il explore les marchés, s’arrête dans les temples, passe par les bordels et les fumeries d’opium. «Sidéré» par la nature, les forêts, il s’approche au plus près des gens. «Je ne leur demandais rien, je les laissais se démerder, je faisais mes images.»

Fils d’un photographe amateur éclairé, il a appris très tôt à manier le 6x6, utiliser les lumières naturelles. Il ne sort jamais sans son Leica. Femmes, enfants, hommes nus ou au travail, apparaissent sans effet ni fioritures, en gros plan, en action. Les Pnongs du Cambodge sont au bain ou en train de vanner le riz. Des Maas bâtissent un barrage. L’une d’elle fume une pipe, un autre se regarde dans un miroir. Vif, le mouvement est cadré, exacerbé par des couleurs intactes. C’était hier, cela semble aujourd’hui. La rivière Darn’ga et ses chutes d’eau, les eaux du Mékong sont campées comme des tableaux. C’est la «civilisation du végétal», selon l’expression du géographe tropicaliste Pierre Gourou. Pas de folklore, ni d’exaltation du bon sauvage. Non sans empathie, Raoul Coutard livre un témoignage dépouillé, avec le souci de fixer une improbable pureté originelle. Pourtant, quand «Raoul Coutard débarque sur cette terre, écrit François Cheval, l’homme ignore tout de ces contrées et de ses habitants.»

Il n’a que 21 ans quand il s’engage en 1945 dans le Corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient (Cefeo) pour aller combattre les Japonais. Il signe à nouveau en 1948 avec une casquette de reporter pour le Service presse information de l’armée française et le Service français d’information qui dépend du Haut-Commissariat de France en Indochine. Dans le même temps, il est nommé chef du service photo d’Indochine Sud-Est asiatique, une luxueuse revue publiée par les autorités françaises qui défend les minorités contre l’hégémonie viet. «Là, j’étais tout seul. Je commandais mes fesses», se souvient-il.

L’arrivée du maréchal de Lattre de Tassigny au Haut-Commissariat et à la tête du Cefeo en 1950 donne le signal de l’escalade militaire. La guerre des images commence. Raoul Coutard va bénéficier de moyens et d’une liberté de mouvements accrus. «Il n’était plus question de reconstituer les opérations pour fabriquer des photos. On était militaire, donc on partait au front, à portée des canons. Les types marchaient dans la merde pendant des jours, s’arrachaient les sangsues avec des cigarettes.»

En excursion, seul ou avec les chercheurs

Le «sous-off» Coutard prend vite conscience de «l’ambiguïté extraordinaire» des images. Sans sympathie aucune pour les progressistes, il ne se fait pour autant aucune illusion sur les vertus colonisatrices de l’opération. Pis, il s’agace : «Les curés obligeaient les montagnards viets à porter des vestes et leurs femmes des soutifs, c’était n’importe quoi. Habillés, ils avaient l’air de barbare, de loquedus.» Il sait que tout est déjà plié. «C’était marrant, quand on a débarqué, on nous a dit qu’on allait récupérer l’Indochine française. Mais personne n’a compris que tant qu’à se faire botter le cul, ces peuples préféraient que ce soit les Vietnamiens qui s’en chargent plutôt que les Français.»

Il n’a pas beaucoup de temps pour «introspecter le système», mais dès qu’il peut Raoul Coutard part en excursion. Seul ou avec les chercheurs de l’Ecole française d’Extrême-Orient. Dans cette découverte des «vrais hommes», Raoul Coutard fait montre d’une «troublante schizophrénie», écrit François Cheval. «Respectueux des consignes de l’état-major, il s’affranchit au milieu des hommes libres» et vit presque en simultané deux «vies indochinoises», la militaire, et l’ethnographique. C’est cette dernière que Raoul Coutard défend aujourd’hui. Il a bataillé ferme avec François Cheval et l’éditrice Fabienne Pavia pour écarter du livre les photos de guerre et de violence, et aussi les images de «filles nues et les trucs pour Playboy.»

Photos RAOUL COUTARD

(liberation.com)

(1) «L’Impériale de Van Su. Comment je suis entré dans le cinéma en dégustant une soupe chinoise», autobiographie de Raoul Coutard, Ramsay Cinéma, 2007.

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