Tranche de Vie
La semaine dernière, j'avais évoqué la lutte pour la nourriture du néophyte aux prises avec ses baguettes. Or, savoir se servir de ces auxiliaires gastronomiques n'est pas la seule épreuve ou surprise qui attend mes hôtes étrangers, que ce soit lors d'un repas convivial à la maison ou au restaurant. Scènes vécues… 

Ce jour là, j'invite 2 amis à prendre un repas dans un restaurant du centre-ville. Petite rue calme, entrée discrète, salle de restaurant au fond d'un couloir, décoration très "salon Tudor", bref, tout ce qu'il faut pour laisser à penser que ce lieu de plaisirs gustatifs pourrait être un autre lieu de plaisir ! Or qu'on le croit ou non, la vérité est que j'avais choisi cet endroit pour la qualité de son assiette, sans imaginer qu'on puisse y voir d'autres velléités. 

Être ou paraître ? 

C'est donc sans méfiance que je propose à mes 2 convives de s'installer à une table en bordure de terrasse, à l'ombre d'un immense bougainviller en pot. À peine assis, nous sommes abordés par une magnifique créature, liane souriante en tenue sexy, à faire rougir nos adolescentes du samedi soir. S'adressant naturellement à nous en anglais, elle nous demande si nous voulons une certaine marque de bière locale. La voix est aussi suave que la silhouette pouvait nous le laisser supposer. À ce moment, je vois l'œil de mes amis briller d'une lueur de convoitise, donc très vite je soupçonne que l'objet du désir n'est pas seulement la promesse d'un rafraîchissement malté, mais bien l'éventualité que la proposition n'est que le préambule d'une conversation plus soutenue, voire plus si affinité ! Grands dieux me dis-je ! Il est tant d'arrêter ce quiproquo qui ne pourrait que nous mettre tous dans un embarras honteux et ridicule ! Posément, je profite d'un moment de répit dans les battements cardiaques précipités de mes amis pour leur expliquer qu'au Vietnam, dans de nombreux restaurants, il existe des hôtesses représentant des marques de bière et qu'elles sont là uniquement pour proposer des bières ou des cigarettes. Même si dans une démarche publicitaire bien comprise, elle conjugue allègrement : "Information, séduction, conviction, action". Traduit autrement, on peut dire que par leur apparence alléchante, elles stimulent les hormones des mâles assoiffés qui, langue pendante et œil vitreux, ne peuvent que répondre "Oui" à l'interpellation qui leur est faite. Mais inutile d'imaginer d'autres issues que celles de recevoir en retour un charmant sourire et d'être servi d'une boisson fraîche (ou pas d'ailleurs !) avec toujours le même sourire. Et j'illustre en désignant discrètement le badge avec le nom de la bière en question que la jeune femme porte sur sa robe. Erreur de débutant, car vu l'endroit où le badge en question est placé, il est évident que mes amis ne pouvaient que virer au plus bel écarlate, en tentant de le déchiffrer ! Il est vrai que pour des Occidentaux souvent habitués à être interpellés dans leurs brasseries par un "Et pour monsieur ce sera quoi ?" prononcé d'un ton las ou rogue par un rude gaillard recouvert d'un tablier de sapeur, il y a de quoi être troublé. Au passage, je rends hommage à toutes ces jeunes femmes qui, jour après jour, ensoleillent notre vue avec un charme indéniable, tout en supportant le regard lourd et les sous-entendus grossiers de quelques ours mal léchés et mal éduqués. Première leçon de savoir-vivre : "Accepter les apparences, mais ne pas se fier aux apparences !".

Une autre façon de le dire ! 

À peine remis de leur déconvenue, mes amis sont confrontés à une seconde surprise : au Vietnam, on partage réellement le repas. En France, par exemple, comme dans la plupart des pays occidentaux fortement soumis au schéma de l'individualisme à tout crin, le repas est du chacun pour soi ! Chacun son assiette et chacun son menu. Ici, le plus souvent, on demande des plats qui sont disposés au milieu de la table et dans laquelle chacun puise alternativement. Mais, le plus surprenant pour l'étranger, c'est de voir son compagnon de table prendre un morceau dans le plat central et le mettre dans le bát (bol) de son voisin. La première remarque qui vient à l'esprit pourrait être d'imaginer que le bienveillant condisciple d'agapes se débarrasse d'un bout de viande ou de légume qu'il aurait saisi dans le plat et dont après mûre réflexion il estimerait ne pas avoir envie de le consommer, donc le refilerait au premierbát venu ! Erreur ! En fait, il s'agit d'une offrande qui souligne l'amitié ou l'affection qu'il me porte. En d'autres termes, plus j'ai de morceaux qui arrivent dans mon bát, plus je suis honoré par les autres convives. L'intention est sympathique, par contre parfois l'amitié ou l'amour est un peu étouffant. J'ai souvent l'occasion de m'en rendre compte quand invité dans la famille de mon épouse ou chez des amis intimes, mon "bát" se transforme en tonneau des Danaïdes, alors que, arrivé à saturation, la politesse m'oblige malgré tout à le finir ! Je comprends mieux dans ces moments-là, la dure épreuve par laquelle passe les enfants obèses, suralimentés par l'affection dévorante de leurs parents ! Mais pour l'heure, je laisse mes amis méditer la deuxième règle de savoir-vivre : "Savoir donner et accepter de recevoir !".

On ne montre pas ! 

Repas partagé, il reste à être initié à un autre rite : le cure-dent ! C'est toujours une histoire de baguette, mais cette fois-ci elle est petite, unique et pointue. 

Le cure-dent est au Vietnamien ce que le pastis est au Méridional. L'accessoire indispensable sans lequel un repas n'est pas complet. Sauf que si pour le pastis, il s'agit d'inaugurer le repas, pour le cure-dent, il s'agit de le clore. Et pas n'importe comment ! Le cure-dent, qui peut être une lamelle de bambou ou un bâtonnet rond et parfois sculpté, ou encore parfumé à la cannelle, doit être choisi avec précaution. Il doit être suffisamment pointu pour pouvoir se glisser dans tous les interstices dentaires, mais suffisamment souple et résistant pour pouvoir être manipulé et subir les mouvements de haut en bas, de long en large, et d'avant en arrière qu'on lui impose de façons répétées. Jusque là, il suffit de manifester une relative habileté des doigts. 

Mais où la règle s'impose, c'est dans la manière de disposer une main devant la bouche, tandis que l'autre s'active derrière ce paravent pour éviter de donner en spectacle à chacun une bouche béante et des dents maculées de débris alimentaires qui s'y sont réfugiés. Autre précaution, on ne brandit pas devant soi le cure-dent comme une oriflamme pour admirer en pleine lumière les morceaux que l'on déniche entre molaires et canines ! Ce qui est éliminé disparaît discrètement dans une serviette ou par ré ingurgitation ! On a du savoir-vivre tout de même ! D'ailleurs, la règle en l'occurrence est "Savoir cacher ce que l'on ne saurait montrer".

À l'issue de ce repas, mes amis ont compris 3 règles de base pour savoir-vivre au Vietnam, non seulement à table, mais aussi, et je vous l'expliquerai dans la prochaine fois, dans la vie quotidienne. Dans l'immédiat, je vous laisse pour sacrifier à un autre rite de fin de repas : le thé vert vietnamien… À votre santé ! 

Gérard Bonnafont  CVN
 

 

Commentaires

J'adore cet article tellement

J'adore cet article tellement bien écrit ! Un trop court moment de bonheur littéraire !
Sylviet.

cette rubrique "tranche de vie" me ravit..

Bonjour à Tous,

Je me suis déjà manifestée (trop peut-être..) à la suite de la parution de ces tranches de vie de ce Monsieur Gérard Bonnafont -il n'y a, cette fois-ci, ni plus ni moins que d'habitude : c'est tout simplement parfait et digne de nous faire passer une super journée, si tant est que nous connaissions quelque peu le Vietnam et ses habitudes, alimentaires ou autres !!Si ce n'est pas le cas, je pense que l'envie sera donnée à beaucoup d'aller vérifier sur place l'authenticité de ces articles.... et je puis vous garantir que c'est du "copier-coller"

Voilà, rien à dire de plus, sinon que nous espérons tous vieillir d'une semaine pour avoir l'article suivant, toujours nouveau, toujours intéressant, bien souvent très amusant - une véritable drogue en quelque sorte !!!!!

Bien amicalement à Tous- Kung Fu

Ma devise : un ami, c'est une route, un ennemi, c'est un mur - proverbe chinois
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