Anatole France et notre génération d’ex-Annamites

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Anatole France et notre génération d’ex-Annamites

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Lors de mes séjours en France, j’ai demandé parfois à des amis ou connaissances s’ils aimaient Anatole France, mon auteur favori. La réponse était souvent évasive. On se contentait de hausser les épaules : «Pouf, France ! On l’a oublié, une fois passé le bac».

Pourtant, Anatole France (1844-1924) fut auréolé de gloire pendant les premières décennies du siècle dernier. Académicien, Prix Nobel, funérailles nationales, cette apothéose officielle l’a trahi puisque sans le lire sérieusement, les lecteurs «modernes» le considèrent comme auteur institutionnel et penseur «bien-pensant» aux idées surannées.


L’auteur français Anatole France. Photo : CTV/CVN

Une récente édition de son Jardin d’Épicure - Coda nous éclaire à ce sujet. Selon l’éditeur, Anatole France est plutôt un «écrivain» anticonformiste, acéré et ironique, amoureux de l’intelligence et de l’érudition. Il est temps de redécouvrir Anatole France dont la pensée et l’écriture, si elles ne sont pas celles d’un «moderne» sont sans doute plus actuelles que beaucoup d’autres pour un temps mieux considérés.
Selon l’éditeur, Le Jardin d’Épicure résume sa vision du monde empreinte de sagesse et surtout d’une ironie d’une finesse socialiste inégalée. Humaniste mais désabusé, sympathisant, ce faux dilettante érudit et adorateur des livres, se révèle aussi dans cet ouvrage un philosophe clair, limpide presque, davantage préoccupé des leçons de la vie que de celles de l’école.

L’auteur favori de Hô Chi Minh

La vie et non l’école. C’est ce dernier trait qui sans doute confère à la pensée et aux sentiments d’Anatole France. Cette universalité qui fait que son œuvre était goûtée même par des lycéens annamites que nous étions dans les années 1930. Ce qui m’a toujours intrigué, c’est qu’à l’époque de la colonisation française, Anatole France fût parmi les auteurs favoris du jeune Nguyên Ai Quôc, le futur Président Hô Chi Minh, quand il militait à Paris de 1918 à 1923. Qu’y a-t-il de commun entre le révolutionnaire anti-colonialiste, ascétique et optimiste de l’Orient et le lettré désabusé, épicurien et sceptique de l’Occident. La première raison, je pense serait d’ordre pratique. Journaliste de gauche débutant, le jeune Hô Chi Minh avait pris comme modèle d’écriture le style clair, sobre, de l’écrivain français. D’autre part, imprégné d’humanités vietnamiennes, il se serait senti proche de l’auteur du Crime de Sylvestre Bonnard pétri d’humanités gréco-latines.

Il aurait trouvé sans doute en lui un continuateur de la philosophie des Lumières, un défenseur de la justice et de la liberté, de Crainquebille, à Dreyfus, un apôtre de la tolérance. Quand nous fréquentions à 13 ou 14 ans le Lycée du Protectorat de Hanoi, nous avions fait la connaissance d’Anatole France grâce à un texte de ce dernier publié dans un manuel de lecture. Il s’agit d’un passage sur la rentrée des classes que nous devions apprendre par cœur.

Aujourd’hui, plus d’un siècle après, plus d’un d’entre nous peut réciter non sans attendrissement ce beau passage qui commence par ces lignes : «Je vais vous dire ce que me rappellent tous les ans, le ciel agité de l’automne et les feuilles qui jaunissent, les arbres qui frissonnent, je vais vous dire ce que je vois quand je traverse le Luxembourg, dans les premiers jours d’octobre, alors qu’il est un peu triste et plus beau que jamais car c’est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues. Ce que je vois alors dans ce jardin, c’est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et sa gibecière au dos, s’en va au collège en sautillant, comme un moineau. Ma pensée seule le voit, car ce petit bonhomme est une ombre, c’est l’ombre du moi que j’étais il y a 25 ans».


L'œuvre "Le Crime de Sylvestre Bonnard" d'Anatole France. Photo : Archive/CVN

Des souvenirs revivent à Paris

Quand je vins à Paris la première fois, mon amie la journaliste Liliane n’a pas manqué de me faire traverser le Luxembourg. Occasion pour moi de voir par la pensée le petit collégien Anatole trottinant et de revoir par le mémoire le petit lycéen que j’étais apprenant le texte français et m’identifiant au premier. Notre génération a vécu l’humilité de la période coloniale, l’enthousiasme de la Patrie libérée, les joies et les peines de trente ans de guerre, les bouleversements souvent tragiques de la vie nationale et internationale. Pour plusieurs d’entre nous, ces expériences vécues nous font mieux apprécier les leçons de sagesse données par Anatole France. Nombre de ses réflexions demeurent dans notre mémoire. En voici quelques unes :

«Quand on dit que la vie est bonne et quand on dit qu’elle est mauvaise, on dit une chose qui n’a point de sens. Il faut dire qu’elle est bonne et mauvaise à la fois car c’est par elle seule, que nous avons l’idée du bon et du mauvais. La vérité est que la vie est délicieuse, horrible, charmante, affreuse, douce, amère, et qu’elle est tout. Il en est d’elle comme de l’arlequin du bon forain : l’un le voit rouge, l’autre le voit bleu, et tous les deux le voient comme elle est, puisque rouge et bleue et de toutes les couleurs. Voilà de quoi nous mettre tous d’accord et réconcilier des philosophes qui se déchirent entre eux. Mais nous sommes ainsi faits que nous voulons forcer les autres à sentir et penser comme nous et que nous ne permettons pas à notre voisin d’être gai quand nous sommes tristes».

«Dans la nuit où nous sommes tous, le savant se cogne au mur, tandis que l’ignorant reste tranquillement au milieu de la chambre».

«Un système, comme celui de Kant, ou celui de Hegel ne diffère pas essentiellement de ces réussites par lesquelles les femmes trompent, avec des cartes, l’ennui de vivre».

«Mourir, c’est accomplir un acte d’une portée incalculable».

«Plus je songe à la vie humaine, je crois qu’il faut lui donner pour témoins, pour juges, l’ironie et la pitié. L’ironie et la pitié sont deux bonnes conseillères, l’une en souriant nous rend la vie aimable, l’autre qui pleure la rend sacrée. L’ironie que j’invoque n’est point cruelle, elle ne raille, ni l’amour, ni la beauté. Elle est douce et bienveillante, son rire calme la colère, et c’est elle qui nous enseigne à nous moquer des méchants et des sots que nous pourrions, sans elle, avoir la faiblesse de haïr». 
                                   
Huu Ngoc/CVN

(Source media: Le Courrier du Vietnam)

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