Ça carbure

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Pour quiconque vit au Vietnam, il est aisé de constater la place importante que tient la moto dans la vie quotidienne. On la bichonne, on la nettoie, on la protège. La nuit, elle partage le logis familial ; le jour, elle est confiée à l’œil vigilant de gardiens de parking. L’architecture locale a même créé la rampe intégrée à l’escalier pour lui permettre de franchir les étages ou les seuils de porte. Bref, il n’est pas trop de dire qu’au fil des ans, la moto vietnamienne est devenue un animal domestique ! Mais qui dit moto, dit moteur à combustion interne ; qui dit moteur, dit carburant. Et c’est là que l’aventure commence...
 
Sens de la mesure
 
La petite aiguille qui s’agite sur le cadran de mon tableau de bord flirte avec la zone rouge depuis quelques kilomètres. Signe de «déshydratation» de l’engin qui me transporte. Si je ne veux pas me transformer en piéton-pousseur, je dois rapidement étancher sa soif d’hydrocarbure, et trouver un bistrot à moto sous forme de pompe à essence.

Seulement voilà, dans ce quartier de la ville, les édicules munis d’un tuyau salvateur sont aussi rares qu’une molaire dans la mâchoire d’un édenté (pour une fois laissons les chauves tranquilles !).
 
Devrais-je me résoudre au pire : la perte définitive de mon honneur, en m’exténuant à pousser une bête machine devenue impuissante à cause de mon impéritie ? Car c’est bien cela qui me guette : m’exposer au regard moqueur de tous ceux qui me passeront sous le nez au guidon de leur monture repue, et qui, eux, n’auront pas à suer sang et eau sous un casque inutile, parce qu’ils ont su maîtriser les arcanes subtiles de la formule suivante : contenance du réservoir - [vitesse  x (distance parcourue + distance à parcourir)] = nombre de litres d’essence nécessaire.
 
Je ressens déjà la honte de la panne en public, quand je me souviens que je suis au Vietnam, pays où rien n’est impossible. Puisque les pompes à essence me snobent, je vais m’en passer.
 
Fort de cette décision, mon regard longe le trottoir jusqu’à repérer, après une centaine de mètres, une bouteille en plastique verdâtre, qui se dresse au bord de la rue. Le touriste de passage pourrait n’y voir qu’un déchet de la société de consommation, négligemment oublié ici, au mépris de toute règle écologique. Mais pour l’œil avisé de celui qui habite ici, ce modeste objet de polyéthylène téréphtalate est mon sauveur, car il me signale un poste à essence.


 

En effet, il me suffit de m’arrêter à côté de la bouteille pour qu’aussitôt une dame aux charmes aussi opulents que matures surgisse du porche de la maison qui me fait face, afin de me proposer ses services. Qu’on ne s’y trompe pas ! L’accorte personne n’est là que pour étancher la soif de mon engin à deux-roues : dépannage d’essence, et non des sens !!!
 
D’un geste autoritaire, elle m’enjoint de descendre de moto pour que je puisse relever ma selle et découvrir le réservoir qui se blottit en dessous. Avec une dextérité consommée, elle y introduit un entonnoir, calaminé d’expérience, et y déverse les deux litres de carburant d’un bidon de détergent reconverti en citerne à essence. Dans ce type d’opération, il est inutile de vérifier combien de litres sont en réalité transvasés dans le réservoir.
 
En effet, j’ai eu quelquefois l’outrecuidance de faire observer que le bidon me paraissait plutôt avoir une contenance d’un litre et demi, et à chaque fois j’ai eu la même réponse accompagnée d’un regard courroucé : le bidon fait deux litres et il est plein au départ, deux postulats de base que je n’ai pas à remettre en question, donc puisque le contenu est passé du bidon à mon réservoir, il y a deux litres d’essence dans ce dernier. Point final, payez, et circulez, il n’y a rien à voir…
 
Donc, maintenant, j’accepte cet axiome, éminemment culturel : 1,5 litre x (1,5 le prix du litre) = le prix de 2 litres. Et qu’importe que Thalès ou Pythagore se retourne dans sa tombe, ces mathématiques-là me permettent de sauver la face et de continuer ma route !

Essence sens dessus dessous
 
À côté de ces haltes à essence, on peut trouver de vraies pompes à essence, alignées en rang d’oignons, avec de vrais pompistes à l’uniforme de la compagnie pétrolière.
 
À la campagne, elles ont tendance à pousser comme des champignons après la pluie, surgissant parfois au milieu de nulle part, plantées au bord de la route, isolées parmi les rizières, observées du coin de l’œil par des buffles apparemment impavides, mais sans aucun doute inquiets de ces vigies modernes qui pourraient sonner le glas de leur utilité comme moteur animal pour les renvoyer au simple rôle de garde-manger sur pattes. En général, l’affluence y est rare, et faire le plein dans ces stations, c’est aussi prendre le temps de faire le vide dans les toilettes attenantes.
 
Mais en ville, c’est une toute autre histoire ! La station à essence en ville, c’est le summum de la convivialité à la vietnamienne. Tout se passe très bien à condition de respecter quatre règles d’or :

En fonction de ces quatre règles, il suffit d’intégrer le chaos organisé qui caractérise cet endroit et chacun a sa façon de faire.


Comme sur la route, faire le plein relève du parcours du combattant...Photo : Minh Quyêt/VNA/CVN
 
En ce qui me concerne, lorsque j’arrive dans la file, je descends de moto et je m’arrange pour que ma roue avant soit tournée de manière à éviter que mon suivant ne devienne mon précédent.

Dans le même temps, avec ma roue avant, je serre mon précédent de manière à ce que même une mouche ne puisse s’insérer entre nous deux. Dès que le précédent avance, je le suis au millimètre près.
 
Sans relâcher mon attention, je débloque d’une geste rapide ma selle que je relève, tout en maintenant l’équilibre de ma moto et en surveillant du coin de l’œil mon précédent et mon suivant. Au moment où j’arrive devant la pompe à essence, je m’empresse de me glisser le plus près possible d’elle, tout en enlevant prestement le bouchon du réservoir.
 
Tandis que le pompiste, masqué pour se protéger des vapeurs, fait le plein, je retiens ma moto d’une main, et de l’autre, je prépare mes billets. Quand le pompiste raccroche, en un clin d’œil, et d’une seule main, je referme réservoir et selle, et empoche la monnaie.
 
Ensuite, je m’empresse de pousser ma moto pour éviter que mon suivant, avide d’étancher sa soif, ne transforme mon garde-boue en bas de caisse arrière.
 
Et après avoir franchi deux ou trois mètres à pied, j’enfourche ma moto et je mets les gaz pour fuir la joyeuse pagaille, en évitant ceux qui arrivent à contresens. J’aurai mis moins de temps à faire le plein que dans une station-service aux quais bien organisés…
 
Comme quoi, on peut être tout feu, tout flamme dans une station-service, sans provoquer d’explosion !
 
Gérard BONNAFONT/CVN

(Source media: Le Courrier du Vietnam)

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