La Bruyère, toujours d’actualité au Vietnam

Vous êtes ici : Actualité » La Bruyère, toujours d’actualité au Vietnam

Société

La Bruyère, toujours d’actualité au Vietnam

La Bruyère, toujours d’actualité au Vietnam
Agrandir le texte
Réduire le texte
Imprimer
Envoyer à un ami

(par Huu Ngoc) - Au temps de la colonisation française, j'étudiais La Bruyère au Lycée du protectorat d'Hanoi. Mais passé le bac, je n'ai jamais eu envie de le relire.

La récente lecture des Caractères m'a permis de découvrir l'actualité du grand moraliste du XVIIe siècle français et d'apprécier ce que Gide avait noté dans son Journal : "Le soir, lu quelques pages de La Bruyère, qui m'ont lavé de toutes les agitations, les tourments, les médiocres et vaines contorsions de ce jour". Ce qui surtout m'intrigue, c'est la galerie de portraits psychologiques de Français du XVIIe siècle qui ressemblent étonnamment à leurs homologues vietnamiens de l'époque contemporaine, et qui auraient pu émaner de la plume de notre écrivain Vu Trong Phung.

La Bruyère (1645-1696) vivait au temps du déclin de la monarchie absolue et de l'ascension de la bourgeoisie. Vu Trong Phung (1912-1939) était témoin de la colonisation française triomphale au Vietnam, servie par une royauté fantoche et une bourgeoisie compradore naissante.

Le premier, conservateur, appartenait à l'école classique, tandis que le second, rénovateur, était partisan du réalisme, frisant le naturalisme. Mais tous les deux, prenant parti pour le peuple, les pauvres gens, dénonçaient le pouvoir maléfique de l'argent. "L'appétit de l'or, écrit La Bruyère, cette puissance nouvelle, tyrannique et malfaisante, ronge la société entière dont elle menace les fondements… Des parvenus sans scrupules et sans éducation, enrichis aux dépens du peuple, qu'on a livré à leur féroce rapacité, s'élèvent, et subitement imposent leur redoutable suprématie". La même généreuse indig- nation imprègne les écrits de Vu Trong Phung quand il dévoile les détériorations de la société traditionnelle au contact de la civilisation matérielle de l'Occident. Sans être moralisateur, le moraliste français rejoint le romancier vietnamien dans ses efforts en vue d'améliorer et d'assainir les mœurs, de leur temps.

"C'est du reportage que Vu Trong Phung est venu au roman qui le rendra célèbre…Il a enquêté dans toutes sortes de milieux : voleurs, moines et moniales, médecins, prostituées, médicastres, paysans, femmes secondes et concubines, et sur tous les procédés pour faire de l'argent" (Lê Thành Khôi - Histoire et Anthologie de la littérature vietnamienne - Paris 2008).

Nos deux écrivains manient avec maîtrise l'arme de la satire, gravant au burin des personnages inoubliables. À travers les Français du XVIIe siècles, La Bruyère cherche à discerner des traits éternels de la nature humaine… Le parvenu, le sot, le fat, l'égoïste, l'hypocrite… sont des types de tous les temps. Nous Vietnamiens du XXIe siècle, pourrons trouver sans peine dans notre société les spécimens en chair et en os semblables aux créatures de La Bruyère.

Pour nous en convaincre, relisons quelques morceaux de l'essayiste français et regardons autour de nous :

Arias

Arias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi, c'est un homme universel et il se donne pour tel, il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle, à la table, d'un grand d'une cour du Nord : il prend la parole et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent ; il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire, il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et coutumes : il récite des historiettes qui y sont arrivées, il les trouve plaisantes, et il en rit le premier, jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur : "Je n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original : je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance."

Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des convives lui dit : "C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade."

Champagne

Champagne, au sortir d'un long dîner, qui lui enfle l'estomac, et dans les douces fumées du vin d'Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu'on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province si l'on n'y remédiait. Il est excusable : quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu'on puisse, quelque part, mourir de faim ?

Le riche et le pauvre

Gîton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec assurance ; il fait répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit. Il déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit ; (…). Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre ; il dort peu, et d'un sommeil fort léger, il est abstrait, rêveur, et il a avec de l'esprit l'air d'un stupide : il oublie de dire ce qu'il sait, ou de parler d'événements qui lui sont connus. (…).

Iphis

Iphis voit à l'église un soulier d'une nouvelle mode. Il regarde le sien et en rougit. Il ne se croit plus habillé. Il était venu à la messe pour s'y montrer, et il se cache ; le voilà retenu par le pied dans sa chambre tout le reste du jour. Il a la main douce et il l'entretient avec une pâte de senteur ; il a soin de rire pour montrer ses dents ; il fait la petite bouche et il n'y a guère de moments où il ne veuille sourire ; il regarde ses jambes, il se voit au miroir : l'on ne peut être plus content de personne qu'il ne l'est de lui-même ; il s'est acquis une voix claire et délicate, et heureusement il parle gras ; il a un mouvement de tête, et je ne sais quel adoucissement dans les yeux dont il n'oublie pas de s'embellir ; il a une démarche molle et le plus joli maintien qu'il est capable de se procurer ; il met du rouge, mais rarement, il n'en fait pas habitude ; il est vrai qu'il porte des chausses et un chapeau, et qu'il n'a ni boucles d'oreilles ni collier de perles, aussi ne l'ai-je pas mis dans le chapitre des femmes.

Huu Ngoc
(Le Courrier du Vietnam - 16/1/2011)

Nouveau Envoyer à un ami