Tây Mỗ, le quartier d’Hanoi où personne ne vient jamais (Vietnam)

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Tây Mỗ, le quartier d’Hanoi où personne ne vient jamais (Vietnam)

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(source: www.blogduvoyage.fr) - Audrey, c’est une fille de 24 ans qui arrive toujours en retard à ses rendez-vous, et qui fait partie de cet espèce de gens très brillants mais remplis d’une certaine forme de maladresse sociale. C’est un peu mon Professeur Tournesol et, accessoirement, elle est aussi partie à Hanoi en Mars et Avril dernier pour faire un petit break et apprendre du Français à des petits marmots vietnamiens.

Comme Gaby, cet article fait partie des récits de voyageurs que j’aimerais publier de façon régulière. Beaucoup de personne qui bougent avec leur sac ou leurs valises n’ont pas envie de s’encombrer d’un blog ou d’un carnet de route – ce n’est pas pour autant qu’ils n’ont pas envie de partager ce qu’ils vivent et ce qu’ils voient aux quatre coins du monde. Le « Blog Du Voyage » a l’ambition d’offrir à toutes ces personnes un lieu d’expression; un seul article, ou deux, ou trois, sur un voyage unique – parce que quelques mots nous permettent souvent de raconter bien plus de choses que tout un blog.

Tây Mỗ, un quartier oublié d’Hanoi

Personne ne vient jamais à Tây Mỗ.

Dans le bus bondé, aux vitres fumées par un mélange de pollution et de graisse, je répète au contrôleur : « Tây Mỗ! » Il ne comprend pas mon accent (ça valait bien la peine de s’entraîner). Il a rafistolé son levier de vitesse avec un gros rouleau de scotch ; et, lancé à pleine vitesse sur une de ces toutes nouvelles autoroutes encore désertes  – elles sont interdites aux scooters – l’engin ressemble à un mauvais château ambulant. Je finis par écrire le nom sur ma main ; ça y est, il crie quelque chose au chauffeur et le bus me lâche au milieu de nulle part.

Sous l’immense pont qui a donné son nom au quartier, des types assis sur des mini-tabourets en plastique bleu me regardent d’un air hagard. Personne ne vient jamais à Tây Mỗ, à part les gens qui y sont obligés : ceux qui y habitent, qui y travaillent, ceux qui y étudient – le quartier a été choisi pour y implanter le flambant neuf Hanoi vocational of High Technology, aux murs immaculés dans ce théâtre de boue –, et surtout ceux qui y transitent. Comme pour la plupart des nouveaux quartiers-frontière de Hanoi, il faut prendre son mal en patience pour s’y rendre : quinze kilomètres de bus chaotiques ou une heure de mobylette depuis le centre-ville. La première solution réveillera tous les muscles de votre corps ; la seconde se rapproche d’une near death experience et, à ce titre, vous fournira un excellent sujet de conversation lors d’une soirée mondaine. Quoi que si vous allez à Tây Mỗ, il est peu probable que vous vous retrouviez un jour dans une soirée mondaine.

 Je m’engage sous le pont : Miriam, une allemande rencontrée dans l’ONG où je travaille, m’apprend qu’il a surgi de terre en moins de neuf mois. Je le traverse tous les matins pour me rendre à l’école : suspendu entre deux gigantesques sorties d’autoroutes, on dirait qu’il n’en finit pas. On l’a posé là et on l’a oublié : ce n’est qu’un immense parpaing de béton, planté au milieu d’un décor quasi lunaire composé de dunes de boues, de débris de construction, de rats crevés, sur lesquels surnagent quelques cabanes construites par les sans-abris du coin. Ils tiennent une espèce de station-essence d’appoint, avec des pompes amovibles qu’ils placent sur les voies (pour qu’on les voie de loin…), et vendent des paquets de chips et du thé. Des fils électriques sortent du sol en plein milieu des voies : pas la peine de finaliser, le pont est là, le flot peut passer. Rien ne reste à Tây Mỗ, tout s’écoule.

Le pont charrie une foule éclectique composée de scooters trimballant des barres de métal pour les entreprises du coin, de gosses qu’on doit accompagner à l’école, et qui parfois perdent leurs tongs sur le chemin, de carcasses, balais et plumeaux, de choses indescriptibles mais qui doivent avoir une utilité, puisqu’il faut absolument les apporter en ville. Car Tây Mỗ est un de ces quartiers-frontières récemment adjoints au « Grand Hanoi ». Ce petit bout de terre à la périphérie nord-ouest de la ville intéresse les grandes entreprises de métallurgie, qui en ont fait une base stratégique. Chaque jour, des milliers de travailleurs de la banlieue ou de la proche campagne empruntent l’une des nombreuses lignes de bus transrégionales – presque toutes privées – et transitent par Tây Mỗ. La plupart ne s’y arrête pas, continue leur périple vers les gares centrales. C’est pour gérer ce perpétuel trafic qu’il a fallu un si grand pont, de si grandes voies, au milieu de nulle part. Tây Mỗ se fait passer dessus, dans tous les sens du terme. Sous le coup d’une urbanisation effrénée, le quartier a violemment muté : les rizières ont été abandonnées – trop polluées il paraît. « On ne va pas bouffer ça », m’expliquait Thu en désignant le ruisselet, chargé d’immondices, qui borde la voie principale. Des gens y ramassent pourtant des liserons d’eau. Je donne un coup de pied dans une seringue. « Je ne vois pas qui pourrait faire ça, il n’y a pas de problème de drogue au Vietnam », ajoute-t-elle. Sans doute Tây Mỗ est-il un peu plus que le Vietnam. (J’en ai pourtant vu tout un tapis, étincelant sous les eaux du lac Trúc Bạch, non loin des cygnes-pédalos en plastique qui représentent le comble du romantisme aux yeux de la jeunesse vietnamienne, mais c’est une autre histoire…)

Aussi acrobatique que cela puisse paraître, les conducteurs qui me croisent tournent la tête pour me suivre du regard aussi longtemps que possible. Il faut dire que je ne sais pas où me mettre. Tây Mỗ n’est pas fait pour les piétons. On m’avait prévenue : j’ai mes bottes, mais je ne m’attendais pas à l’absence conjuguée de trottoirs et de voies trop petites pour laisser se croiser deux camions dans chaque sens. Il faut dire, personne ne venait jamais à Tây Mỗ avant, alors on n’avait pas besoin de route. Maintenant, les camions qui ne cessent de s’y relayer ont éclaté la terre sèche de prodigieux nids-de-poule, baignant constamment l’atmosphère d’une nuée de poussière qui peut réellement faire changer de couleur vos fluides nasaux. Point d’échappatoire sur les bas-côtés : la route est bordée d’échoppes industrielles protégée par d’infâmes clébards dont les chaînes se révèlent juste assez courtes lorsqu’ils se jettent sur vous. Soila s’est fait mordre, la dernière fois. Elle rêvassait en marchant : on n’a pas idée, personne ne rêvasse jamais à Tây Mỗ.

Ce désert des derniers banlieusards a vendu son âme au diable, à la ville et son expansion démente. Mais il n’est pas damné pour autant. Le quartier se convulse, éructe une ville nouvelle sur l’ancien décor. J’entends le grésillement des brochettes de chien qu’on fait griller sur des barbecues de fortune. Les quartiers protégés, implantés près des usines, fleurissent un peu partout, au milieu des maisonnettes au style post-colonial héritées du temps où personne ne venait vraiment jamais à Tây Mỗ. Lors de mon premier jour ici, alors que je cherchais des tomates dans un des minuscules marchés locaux, une très vieille dame s’est avancé vers moi et a levé ses mains très haut – je suis grande – pour les poser sur mon visage. « Elle n’a jamais vu d’étranger », m’a expliqué Thu. Je n’ai pas osé bouger. Il y a de ces instants qu’on ne veut pas troubler, même à Tây Mỗ.

(source: www.blogduvoyage.fr)

 

 

 

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