Vietnam. Agent orange, les enfants du poison

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Dans un hôpital d’Ho Chi Minh-Ville, de jeunes patients souffrent de maladies congénitales et de graves troubles mentaux . H. Tanaka/Zuma/Rea

Plus de quarante ans après la fin du conflit, les descendants de la troisième et de la quatrième génération continuent de souffrir de pathologies liées à la dioxine. Extrêmement coûteuse, la décontamination se fait au compte-gouttes.

Il a encore fallu ramener Tam. Comme souvent, le jeune homme s’est éloigné de la ferme de ses grands-parents. Trop pour pouvoir rentrer seul. Pas assez pour s’imaginer des ailes. Au bord de la grande route qui trace la démarcation entre le village de Hoa Nhon et la montagne, il offre un large sourire au paysan qui propose de le raccompagner à moto. Tam ressemble à ces pantins désarticulés. Curieux bonhomme qui paraît n’avoir ni assez d’os ni assez de muscles pour tenir debout.

Et que le moindre courant d’air pourrait renverser. Lorsqu’il rentre enfin chez lui, et malgré ses 20 ans, sa grand-mère lui demande où il était encore passé. Assise au bord du lit, en face d’un portrait de l’Oncle Hô, elle chasse les mouches qui tournent autour de son frère Hung. Il a 18 ans, il en paraît 14. Couché, les membres recroquevillés, on ne sait où se perd son regard. Tam et Hung sont le visage de ces milliers d’enfants de la guerre chimique lancée sur le Vietnam entre 1961 et 1971. Ils sont également la première ­génération de cette famille à présenter une série de troubles physiques et mentaux.

Leur grand-père, ancien soldat du Front national de libération du Sud Viêt Nam, a participé à la bataille de Hué durant l’offensive du Têt en 1968. Son refuge était alors au cœur des montagnes d’A Luoi, traversées par la piste Hô-Chi-Minh, qui ont subi de lourds épandages d’herbicides. Pour l’armée américaine, il s’agissait de détruire les caches de la résistance, les récoltes et le milieu de vie afin d’affamer la population et de l’empêcher de ravitailler les combattants. Proche de la frontière laotienne, le père de Tam et Hung a également vu son environnement anéanti par le défoliant. Entre 1964 et 1973, 84 millions de litres d’agent orange ont ainsi été déversés sur le ­Vietnam, selon un rapport financé par l’Académie nationale des sciences de Washington. D’autres spécialistes, tel l’écrivain André Bouny (1), estiment qu’en équivalents par hectare, ce volume pourrait être multiplié par quatre. L’étude américaine situe à 3 851 le nombre de villages ayant subi les épandages d’agent chimique et entre 2,1 et 4,8 millions le nombre de ­personnes directement exposées. Elle ne comptabilise pas les habitants atteints ­ultérieurement du fait de la contamination de l’environnement ou par transmission génétique.

«J’étais inconsolable lorsqu’on a su qu’ils étaient malades…»

Issue de la petite paysannerie, la famille de Tam et Hung n’a pas les moyens de payer les soins adéquats aux enfants. « Quels traitements ? » soupire Hué, la grand-mère. Une manière de convenir que ses garçons sont condamnés. La localité verse 340 000 dôngs (environ 12 euros) par mois et par enfant, et les médicaments sont gratuits. Pour les vétérans, l’aide s’élève à 1,9 million de dôngs (67 euros) mensuels. Deux fois par mois, Hué se rend difficilement à l’hôpital, situé à une quinzaine de kilomètres, afin de récupérer les médicaments. La ville de Da Nang compte à elle seule 5 000 victimes de l’agent orange, dont 1 400 enfants malformés. « Les conditions de vie des victimes sont très difficiles, malgré les politiques d’aide du gouvernement et l’attention de la communauté mondiale. Certaines familles comptent deux ou trois enfants gravement atteints. Nous possédons deux centres qui les aident au quotidien, pour faire les courses, pour les soins ou garantir une alimentation digne », souligne To Nam, le directeur de l’association locale pour les victimes de l’agent orange/dioxine. L’organisation fournit en outre une aide au logement et dispense des formations. « En fonction des capacités de chaque enfant, nous organisons des sessions afin qu’ils puissent apprendre à fabriquer de l’encens ou confectionner des bouquets. Nous leur ­apprenons également à se ­débrouiller au quotidien pour les tâches ­ménagères ou les soins », ajoute To Nam.

Dans la ferme de Tam et Hung, Hué, la grand-mère, soupire : « J’étais inconsolable lorsqu’on a su qu’ils étaient malades… mais je me suis dit que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour m’occuper d’eux jusqu’à ma mort. » Elle n’en veut à personne. Son mari non plus. Aucun des deux ne savait d’ailleurs que des marines américains posaient ce jour-là le pied sur le sol vietnamien pour la première fois depuis la fin de la guerre. « Nous n’avons pas la télé », se contente de dire Dan.

Comme sa femme, il a l’art des phrases courtes. À peine prend-il le temps d’ajouter après une longue pause : « Je suis heureux de savoir que des Américains initient un programme de coopération. » Le 5 mars dernier, le porte-avions américain USS Carl Vinson mouillait au large de Da Nang, à l’endroit même où les États-Unis possédaient l’une de leurs bases les plus importantes. Là où avait été en partie stocké l’agent orange. Le lendemain, des marines se sont rendus dans le centre de protection des victimes du district de Hoa Vang. Étrange spectacle que celui de ces soldats américains contemplant l’œuvre criminelle de leurs aînés. Pour eux, des enfants difformes ou avec d’importants retards mentaux dansent sur le tube planétaire du Sud-Coréen Psy. Dans la cour, des soldats en tee-shirts jaunes de la Navy jouent au foot et au basket avec d’autres enfants. « Nous sommes venus ici il y a plusieurs mois afin de préparer avec nos partenaires vietnamiens un programme d’intérêt commun. Nous sommes concentrés sur le présent et le futur. Nous ne souhaitons pas évoquer le passé et je ne peux vous dire quels seront les projets à venir », balaye le commandant Jamie Stallman, qui souhaite clairement minimiser la portée de la visite.

« J’aimerais que les sociétés qui ont produit l’agent orange reconnaissent leur responsabilité »

Fin 2017, les Américains ont achevé les travaux de décontamination de l’aéroport de Da Nang, initiés cinq ans plus tôt pour un budget officiel de 43 millions de dollars. « Il existe un flou total sur le financement. L’administration Bush annonçait d’abord 3 millions de dollars, avant de passer à 6 puis à 12 sous Obama. Washington a ensuite cessé de communiquer sur le coût total, mais on peut présumer qu’il est largement supérieur à celui annoncé », relève André Bouny. L’ancienne base de Da Nang figurait parmi les vingt-huit « points chauds ». Seuls les hectares où étaient entreposés les stocks ont été décontaminés. Aucun bilan chimique n’a été dressé. «  On peut considérer qu’il s’agit seulement d’une décontamination de surface. On imagine les coûts qu’engendrerait un nettoyage de l’ensemble des territoires contaminés au Vietnam », ajoute André Bouny. Les États-Unis se targuent d’avoir majoritairement financé l’opération, mais l’État fédéral contribuait déjà à moins de la moitié du budget au début du projet. La Fondation Ford, « peut-être désireuse de voir s’ouvrir le marché vietnamien », selon André Bouny, y a également pris part, ainsi que l’ONU et d’autres institutions. La décontamination, qui génère de juteux profits, a été entièrement prise en charge par des sociétés américaines. Car le processus coûte cher. Les terres contenant de la dioxine doivent être extraites et chauffées à une température élevée afin d’éliminer les traces de produit chimique. Concernant l’aéroport de Biên Hoa, « le volume des terres imprégnées par les produits toxiques est cinq fois supérieur à celui de Da Nang. Le coût est estimé à 500 millions de dollars pour dix ans de travaux. Pour l’instant, nous n’avons aucun engagement formel des États-Unis en vue de la décontamination. Le gouvernement a donné son accord, mais il a besoin de l’aval du Congrès », souligne l’ancien vice-ministre de la Défense Nguyen Van Rinh, aujourd’hui président de l’Association des victimes de l’agent orange/dioxine du Vietnam (Vava).

La gravité de la situation sanitaire et environnementale pose depuis longtemps la question des réparations. Pour éviter un procès qui les mettrait en cause et ferait jurisprudence, les grandes sociétés telles que Dow Chemical et Monsanto ont versé des indemnités à 7 500 vétérans américains frappés par des maladies dont les liens avec l’exposition à la dioxine sont reconnus. Mais le combat fut âpre et les pathologies reconnues en lien avec l’agent orange pour les Américains ne le sont pas pour les Vietnamiens. « Nous rencontrons tellement de difficultés. J’aimerais que les sociétés qui ont produit l’agent orange reconnaissent enfin leur responsabilité et versent des dédommagements », insiste le grand-père de Tam et Hung. En 2005, un tribunal fédéral à New York rejetait la plainte déposée par des Vietnamiens. Car, si les conventions internationales interdisent bel et bien l’utilisation de « poison » en temps de guerre, il n’est pas prouvé que les défoliants en contiennent. Une assertion unanimement remise en cause par les scientifiques. Selon l’ancien général Nguyen Van Rinh, « si on devait leur demander des dommages et intérêts, le montant se chiffrerait en milliards. Les ­sociétés responsables ­expliquent que la production de défoliant répondait à la demande du gouvernement américain, et donc qu’elles ne sont pas responsables. Nous étudions d’autres voies juridiques qui permettraient de ­relancer une procédure ». De plus, les démarches sont ­extrêmement onéreuses et une procédure devant la Cour internationale de justice compliquerait le rapprochement avec les États-Unis. Et en la matière, Washington n’a pas pour habitude de donner sans contrepartie.

(1) Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam, éditions Demi-Lune, 2010.

(Source info: humanite.fr)
 

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