L’Elysée recevait ce jour-là deux visiteurs très spéciaux, deux intellectuels illustres qui ne se parlaient plus depuis trente ans. Le fait qu’ils aient accepté de venir ensemble, surmontant leurs divergences idéologiques profondes, avait convaincu le président Valéry Giscard d’Estaing de les recevoir. A la sortie, sur le perron, ce mardi 26 juin 1979, c’était la cohue. Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, escortés par André Glucksmann et Pierre Miquel, avaient-ils réussi à convaincre le chef de l’Etat ?
Ils n’avaient pas, en tout cas, ménagé leurs efforts. Dans ses mémoires, Le Pouvoir et la vie, Valéry Giscard d’Estaing raconte l’entretien : « Ils me dépeignent la détresse des boat-people. La manière odieuse dont ils sont maltraités par des pirates pendant leur voyage et le caractère inhumain de l’accueil qui leur est fait, lorsqu’on les enferme dans des sortes de camps de concentration, en Thaïlande ou à Hongkong, d’où ils ne pourront jamais sortir. »
Le président ne dit pas que ses interlocuteurs lui ont demandé d’accueillir 45 000 de ces réfugiés dans un camp de transit en France, ni ce qu’il a décidé. Devant la presse réunie un peu plus tard au Collège de France, Sartre, déçu, parle « d’une fin de non-recevoir ». Plus indulgent, Aron évoque « les interrogations » que le président« se posait à lui-même » sur ses chances de convaincre ses collègues du G7, qu’il doit retrouver le lendemain au sommet de Tokyo. Il lui faut, explique l’historien, « transformer l’atmosphère d’égoïsme normale entre chefs d’Etat ».
Un comité Un bateau pour le Vietnam
Ces grands intellectuels français sont intervenus au nom du comité Un bateau pour le Vietnam. Ils veulent que les pays occidentaux établissent un pont aérien pour sauver les réfugiés vietnamiens et cambodgiens qui fuient par centaines de milliers les régimes communistes depuis 1978. Responsable médical du comité, Bernard Kouchner a fait affréter un bateau, l’Île-de-Lumière, qui, transformé en navire-hôpital, porte secours aux boat-people errant dans le golfe de Siam. A son bord, des médecins français bénévoles leur apportent les premiers soins, puis vont soigner les réfugiés parqués dans des camps en Malaisie.
Ils ne sont pas seuls : toute la France semble alors mobilisée, solidaire, face à ce drame humanitaire qui verra, en quelques années, deux millions de Vietnamiens fuir leur pays dans des conditions si périlleuses que le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estime à 200 000 à 250 000 le nombre de ceux qui sont morts noyés ou massacrés par les pirates et garde-côtes thaïlandais et malaisiens.
Les ONG sont en première ligne : Médecins sans frontières bien sûr, mais aussi le Secours populaire, le Comité du riz pour le Cambodge, le Comité de sauvetage des réfugiés rejetés à la mer, l’association d’amitié franco-vietnamienne… France terre d’asile, elle, demande au gouvernement français de « maintenir un quota d’accueil de 1 000 réfugiés indochinois par mois et se porte garante de leur accueil, quel que soit le volume ». Le 25 juin 1979, Mgr Etchegaray, archevêque de Marseille, lance un appel à la télévision à tous les catholiques de France pour qu’ils prennent en charge au moins une famille cambodgienne ou vietnamienne.
Dans Le Monde du 27 juin 1979, Claude Sarraute rend compte d’une émission spéciale la veille sur Antenne 2, « Question de temps », consacrée aux réfugiés. « Les mairies de France, écrit-elle, ont répondu nombreuses à l’invitation de la chaîne. Par le truchement de SVP, dont les standardistes, toutes bénévoles, ont abandonné leur paye à cette œuvre de charité. Elles ont proposé d’accueillir qui un ménage, qui trois familles ou quarante enfants, ou deux vieillards. C’était gentil, spontané, un grand élan de fraternité. »
Botter en touche
La politique, cependant, ne perd pas ses droits. Gaston Defferre, maire socialiste de Marseille, met au défi le président Giscard d’Estaing de prendre une initiative « spectaculaire et courageuse, de faire de la France un pays de premier asile, d’établir un pont aérien ».
La communauté internationale finit par bouger aussi. Le 25 juillet 1979, une conférence réunit à Genève les représentants de 46 Etats concernés par le problème des réfugiés. Pour dissuader les départs clandestins et favoriser les regroupements familiaux, de nouvelles voies d’accès à l’Occident, moins dangereuses, sont ouvertes aux Vietnamiens : un programme de départs réguliers, ODP (Orderly Departure Program), est organisé à partir du Vietnam. Grâce à l’ODP, 380 000 Vietnamiens auront quitté leur pays par voie aérienne à la fin 1992 pour l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Australie. La France, elle, aura accueilli au total 130 000 réfugiés de l’ex-Indochine, dont 50 000 Cambodgiens.
LA FRANCE A-T-ELLE À CE POINT CHANGÉ QUE CES APPELS À LA SOLIDARITÉ SOIENT INIMAGINABLES AUJOURD’HUI ?
C’était il y a trente-six ans. Aujourd’hui, la communauté internationale est confrontée à une crise humanitaire d’ampleur comparable. Cette fois, ce n’est pas le golfe de Siam qui engloutit les naufragés, mais la Méditerranée. La France a-t-elle à ce point changé que ces appels à la solidarité soient inimaginables aujourd’hui ? Où sont les intellectuels ? Les ONG ? Les archevêques ? Les maires ? Les présidents ?
Jeudi 23 avril, lors du sommet européen enfin convoqué sur la question à Bruxelles, Angela Merkel, David Cameron et François Hollande ont rivalisé pour botter en touche sur tout ce qui pouvait ressembler à une solution sérieuse. M. Hollande a proposé d’accueillir 500 à 700 réfugiés syriens en France – ils sont plus de 3 millions. M. Cameron, dans la dernière longueur d’une campagne électorale difficile au Royaume-Uni, a dit qu’il n’en voulait pas. La palme de l’esquive revient au premier ministre néerlandais, Mark Rutte : « La dernière fois que j’ai vérifié sur la carte, la Libye, c’était en Afrique, pas en Europe », a-t-il dit. C’est vrai. La dernière fois que j’ai vérifié, le Vietnam et le Cambodge, c’était en Asie, pas en Europe.
http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2015/04/24/apres-le-vietnam-en-1979-un-bateau-pour-la-libye_4622412_3214.html?xtmc=vietnam&xtcr=1
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