Le Dragon dans l'Art Vietnamien

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Le Dragon dans l'Art Vietnamien

Le Dragon dans l'Art Vietnamien
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Le dragon crocodile de Dong SonLe dragon Han VietLe dragon Giao Long LyLe dragon Tran

 Le dragon crocodile de Dong Son

 

La légende vietnamienne veut que Lac Long Quân (Seigneur Dragon Lac) descende par sa mère de la race des dragons. Il épousa l'immortelle, Au Co, qui lui donna cent oeufs d'où sortirent cent garçons qui sont à l'origine des Bach Viêt (Cent Yue). Lac Long Quân déclara un jour : "Je suis de la race des Dragons, vivant dans l'eau ; vous êtes de la race des Immortelles, séjournant sur la terre. L'eau et le feu se détruisent : nous ne pouvons vivre difficilement ensemble. Maintenant, il faut se séparer. Cinquante de nos fils viendront avec moi pour gouverner les royaumes aquatiques ; les cinquante autres resteront avec vous pour régner sur la terre". Les garçons qui suivirent leur père dans les mers du Sud, devinrent des Génies des Eaux, Long Quân, tandis que ceux qui accompagnèrent leur mère s'installèrent dans la région de Viêt-Tri (prov. de Vinh Phu). Ils élirent leur frère aîné comme le premier roi Hùng, dynastie qui régna de 690 à 258 BC. Dès lors, les vietnamiens se considèrent comme de la race des Dragons et des Immortelles et se désignent par con rông, chau tiên ("Fils du dragon, petit-fils d'Immortels").

Les fils d'Au Co qui vivaient sous le régime matrilinéaire adoptèrent comme symbole la grue qui représente leur mère et, en particulier, la grue Lac (ou Leptoptilos javanicus ou Ciconiidae) dont son cri rappelle également le nom du seigneur Lac Long Quân. Le terme Hông dans le nom du clan des rois Hùng, Hông Bang, représente un oiseau aquatique proche de la grue. De même que le nom du pays, Vang Lang, dérive de l'ancien viêt Blang ou Klang, qui, chez les Muong, désignent leurs ancêtres, deux oiseaux Ay et Ua (ou Klang et Klao). De plus, la capitale alors du pays, Mê Linh, dérive de Mling qui désigne un oiseau et cette cité se trouve dans la sous-préfecture de Bach Hac qui désigne une grue blanche. Cette assertion est confirmée par la représentation omniprésente des grues sur les tambours de bronze et autres objets de la culture Dông Son (Ve-IIe s. BC.).

La représentation du dragon est plus rare. Il n'apparaît jamais sous la forme connue actuellement qui dérive de Chine à partir du XVe siècle, mais sous l'aspect d'un dragon crocodile. Les crocodiles peuplaient alors en grand nombre le pays et étaient respecté pour leur force.

A l'exception d'une situle en bronze, les crocodiles ne sont représentés que sur les armes (hallebarde, haches, plaques pectorales), attestant qu'ils sont les attributs symboliques des guerriers.

L'hallebarde exhumée au mont Nui Voi1 (Kiên An, Hai Phong) découverte par Louis Pajot, montre un crocodile parfaitement identifiable grâce à sa tête oblongue munie fortes mâchoires, à ses courtes pattes et à sa queue. Son corps, de longueur démesurée, possède, au niveau de l'épaule, une expansion de trois apophyses épineuses de ses vertèbres dorsales qui se poursuit sur la queue. Le corps est rayé longitudinalement. Le sexe masculin de l'animal est clairement indiqué. D'après ce dessin, on peut reconnaître le crocodile indo-pacifique (crocodylus porosus) qui peuple actuellement les mers chaudes des rives du sud de l'Inde en Australie, en passant par l'Indonésie. Ces prédateurs peuvent atteindre neuf mètres de longueur et attaquer aux proies humaines dans guère plus dune dizaine de centimètres d'eau. Son habitat s'étend des rivières d'eau douce aux côtes maritimes.

Sur la situle découverte à Dào Thinh2 (Yên Bai), dans le registre central, des crocodiles, accouplés sont représentés entre des barques sur lesquelles figurent des personnages revêtus de plumes de grue qui leur confèrent une apparence d'homme oiseaux. La plaque pectorale3 du Musée Barbier-Muller (Genève, Suisse) est une source d'information sur l'étude des dragons crocodile. Elle est décorée de quatre barques et, aux angles, de poissons et de deux crocodiles, accolés en couple. Ces sauriens sont en cours de schématisation en dragon. Le corps serpentiforme s'enroule en escargot et ne possède plus que deux pattes à l'avant ; la tête est munie d'une crête. Des variantes de cette représentation apparaissent sur des haches pédiformes ou des tambours de bronze découverts à Dông Son. Le plus souvent, ces sauriens sont représentés avec des grues ou des tigres. Certains chercheurs suggèrent que le crocodile soit également le totem de certaines tribus.

Cette croyance persista dans l'esprit de certains artistes comme en témoigne l'antéfixe de la pagode Tây Phuong4, datant de la dynastie des Trân (XIIIe-XVe s.). L'intention du sculpteur de représenter un crocodile est indéniable, seule la tête de l'animal a subi une première transformation. Il a poussé le souci des détails en reproduisant méticuleusement la peau du crocodile ainsi que les traces de griffures que ces sauriens marquent leur domaine. Toutefois, pour donner l'illusion du dragon, le sculpteur a conçu une vague qui s'enroule et qui, de loin, pourrait suggérer le corps de cet animal mythique.

D'après les Annales du Viêt-Nam, le royaume des rois Hung fut subdivisé en 15 commanderies dont Van Lang et Giao Chi. Le terme Giao Chi est mentionné dans les textes chinois à partir de 207 quand Zhao Tuo (Triêu Da en vietnamien) créa la commanderie de Jiaozhi. Dao Duy Anh, dans Cô su Viêt Nam, note que ce nom provient de giao qui désigne le giao long, un animal mythique combinant un saurien et un serpent, et de chi territoire. Le giao long n'est pas sans évoquer certaines représentations du crocodile Dông Son dont il est certainement issu. De plus, le Linh Nam chich quai, Contes extraordinaires du Linh Nam, dans le chapitre sur Hông Bang, retranscrit ainsi l'origine du tatouage chez le peuple Viêt :

"Les personnes qui vivent dans les montagnes, descendent au bord des rivières pour tailler les pierres. Elles subissent régulièrement les agressions de la part des giao-long. Elles se plaignent au roi Hung. Ce dernier leur déclare :

- Les dragons des monts sont similaires à ceux des Eaux. Ils apprécient leurs semblables mais haïssent les étrangers.

Il conseille à son peuple de tatouer sur leur corps l'image du dragon et dès lors, ils ne subissent plus les agressions des giao-long. Ainsi naquit la coutume du tatouage chez les Cent Yue".

Les chinois reconnaissent cette tradition comme propre aux Yue5. Les empereurs du Viêt-Nam continuèrent à tatouer leur jambe d'un giao long jusqu'à Trân Anh Tông (r. 1293-1314). Une urne6 du Musée National d'Histoire du Viêt-Nam, Hanoi, montre un combat entre deux guerriers Viêt armés de boucliers et lances. On retrouve sur leurs jambes un tatouage en forme de dragon.

1 Hallebarde, bronze, Ier siècle av. J.C. - Ier siècle ap. J.C., L. 29 cm, Musée National d'Histoire du Viêt-Nam, Hanoi, LSb. 1408.

2 Situle, bronze, IIe-Ier siècle av. J.C., H. 81,10 cm, Musée National d'Histoire du Viêt-Nam, Hanoi.

3 Plaque pectorale, IVe-IIe siècle av. J.C., L. 16,50 cm, Musée Barbier-Muller, Genève, Suisse, Inv. 2505-10.

4 Antéfixe, grès, dynastie des Trân, XIIIe-XVe siècle, H. 20 cm, Musée National d'Histoire du Viêt-Nam, Hanoi

5 D'après le Hanshu ("Traité de la Géographie"), tous les habitants du pays des Yue (sud de la Chine, actuels Guangdong et Guangxi, et aussi le nord Viêt-Nam) "décorent leur corps et coupent leurs cheveux afin d'éviter d'être mis à mal par les dragons. Commentaire : selon le Ying Shao, comme ils sont constamment dans l'eau, ils coupent leurs cheveux, ils décorent leurs corps de manière à ressembler à des fils de dragon, et ainsi ils ne subissent aucun mal". "Les gens de Yue se piquent la peau avec des aiguilles pour (tracer) des motifs de dragon. C'est par-là qu'ils pensent acquérir honneur et gloire" (Huainanzi, Taizu xun, Commentaire).

6 Urne, grès à décor peint en brun, dynastie des Ly, XIIe-XIIIe siècle, H. 75 cm, Musée National d'Histoire du Viêt-Nam, Hanoi

Le dragon Han Viet

Le dragon chinois fut introduit au Viêt-Nam à partir de la domination Han (ler-IIIe siècle). Mais leur représentation fut rare. Les Viêts, refusant cet apport étranger à leur culture, adoptèrent l'éléphant comme totem.


Le dragon ne figure que sur les productions Han-Viet destinées à l'usage des chinois ou des seigneurs Lac sinisés. Le Fine Art Museum de Boston possède un encensoir
1 en bronze qui illustre parfaitement ce métissage dans l'art Han-Viêt. De forme chinoise, cet encensoir ronde repose sur trois petits pieds plats à motif de masque de monstre. Son décor ajouré révèle une influence du Yunnan (losanges ajourés) et de Dông Son (cercles concentriques). L'apport de Dông Son est parfaitement perceptible dans la grue qui sert de prise et, surtout, dans le personnage qui lui fait face. Ce dernier est adossé à une anse se terminant en tête de dragon.

Sur une brique découverte dans une tombe à Lim (prov. de Bac Ninh), datant du IIIe-IVe siècle, apparaît un dragon qui n'est qu'une copie fidèle du style Han.

1 Encensoir, bronze, IIIe siècle, H. 13,50 cm - L. 19 cm, Museum of Fine Arts, Boston, inv. 1991.90. 

Le dragon Giao Long Ly

Sous des Ly (1010-1225), le dragon devient, avec la fleur de lotus, les deux motifs décoratifs les plus usités et le plus souvent associés1. Il reste universel et ne subit aucune modification qu'il figure sur les palais royaux ou sur les pagodes comme à Phât-Tich (prov. de Hà Bac) construite en 1057, sur le tour-stûpa de Chuong Son (prov. de Nam Hà), érigé en 1108, sur la colonne de la pagode de Giam (prov. de Hà Nam) ou de Bac Thao (Hanoi), qu'il soit sculpté sur la pierre, gravé dans du bois, modelé en terre cuite.

Le giao long Ly est différent de son homologue chinois2. Cet animal hybride, mi-serpent mi- saurien, possède une tête proportionnée au corps et coiffée d'une crête en forme de "flamme" dirigée vers l'avant, une crinière flottant au vent dans le sens inverse et ondulant comme une vague. Le front est orné de motifs "S"3. Le long corps serpentiforme qui se rétrécit vers la queue se love en de multiples courbes. Ses ondulations se présentent sous forme d'une suite de poches annelées régulières. Le dos est recouvert d'écailles de poisson tandis que le ventre est moucheté. Les quatre pattes puissantes sont armées de trois griffes. Les pattes antérieures, dirigées vers l'avant, cherchent à saisir le feu sacré tandis qu'une touffe de poils s'étire vers l'arrière. Cette conception particulière à cette dynastie lui confère une légèreté et une grâce unique. De plus, il émane de cet animal douceur et bonté.


Représenté exclusivement de profil, il est placé dans des cartouches rectangulaires, circulaires ou en forme de feuille de l'arbre Bodhi, où il se déploie et occupe entièrement l'espace. Il est représenté parmi des rinceaux stylisés ou des frises de vagues, de montagnes et de nuages
4, attestant ainsi que le giao long vivait aussi bien sur terre, que dans l'eau ou dans le ciel.

On retrouve sur à la pagode de Nô Xa (prov. de Nam Hà), deux décors de dragons qui témoignent de leur symbolisme bouddhiste. Le dragon portant un bol de riz évoque un passage de la vie terrestre de Bouddha5. La légende veut qu'assis toute la nuit sous l'arbre de Bodhi (Ficus religiosa), le prince Saddharta reçoive l'Illumination. Au petit matin, les Rois Divins, venus des quatre points cardinaux, affluèrent, portant chacun un bol de riz que les serpents du Souverain de l'Ouest s'avancèrent pour l'offrir à Bouddha. Ce sujet, rarissime dans l'iconographie bouddhique, ne se rencontre nulle part ailleurs.

Le second, le plus usité, montre les "dragons rendant hommage au feu sacré" et fait référence à la crémation de Bouddha, après son entrée dans le Nirvâna. Lorsque le corps de Bouddha mis en bière fut déposé sur un bûcher de bois odorants, les princes Mallas s'approchèrent avec des torches pour l'allumer. Mais, ils ne parvinrent à faire jaillir le moindre feu. Ce n'est que lorsque Mahâkâçyapa a rendu hommage aux pieds du Bienheureux, le bûcher s'alluma spontanément pour ne s'éteindre que grâce à l'intervention des pluies célestes et des eaux souterraines. Ce thème est souvent confondu avec "les dragons rendant hommage à la lune"6. De plus, la référence au bouddhisme est accentuée à la forme du cartouche en feuille du Ficus religiosa7 dans lequel sont gravés ces dragons.

Le Bouddhisme occupa un rôle politico-socio-­religieux primordial durant la dynastie des Ly. L'empereur Ly Thai Tô, accédé au pouvoir grâce à l'aide du bonze Van Hanh, érigea le bouddhisme en religion d'État et nomma leurs bonzes dans les postes élevés. Fervents bouddhistes, ces successeurs entourèrent de faveurs constantes et de privilèges multiples. Ils offrirent de vastes domaines et de multiples serviteurs aux temples qu'ils firent bâtir. Ly Thai Tông fonda à lui seul en cinquante monastères. Si les rois Ly avaient utilisé la religion comme instrument de gouverne­ment, leur foi est sincère et a permis à la population de vivre pacifiquement.

Les monastères bouddhistes ne furent pas seulement des centres religieux mais aussi des centres culturels actifs. L'art des Ly fut profondément imprégné de l'iconographie bouddhique. Le dragon Ly est une interprétation du Naja indo-cham à qui il aurait emprunté certains détails. Cependant, si le Naja n'est qu'une simple représentation du cobra royal, le dragon Ly est une véritable création humaine et incarne probablement l'Esprit Serpent, très vénéré dans la forêt vietnamienne. De plus, comme les pouvoirs spirituels et temporaires sont confondus et comme le dragon symbolise autant Bouddha que le roi. Sa représentation divinisée, sacrée respecte des règles strictes et ne subit aucune modification.

Ces dragons Ly furent si considérés que leur représentation persista jusqu'en 1433 comme sur le stèle de Vinh Lang (Lam Son, Thanh Hoa).

1 Tuile, grès revêtu d'une fine couverte ivoire grisâtre, dynastie des Ly, XIe-XIIe siècle, D. 14,50 cm, Musée National d'Histoire du Viêt-Nam, Hanoi.

2 D'après le Han shu, le jiaolong devient un dragon à l'âge de 500 ans. Il s'élève dans les nuages et plonge dans l'eau. Ses transformations sont multiples. Sa longueur est celle d'un serpent, son cri est semblable au buffle. Sa tête est petite, il a quatre jambes. Son cou est orné d'un goitre blanc. Les os de son corps sont bleu. Le dictionnaire chinois sous Kangxi définie cet animal comme un "dragon aquatique; il a la forme d'un serpent, mais avec quatre pattes et un cou grêle; autour du cou il y a un collier blanc; ses oeufs sont pareils à des jarres, de la contenance de dix à vingt boisseaux ; le mâle et la femelle s'accouplent par les sourcils d'où on nom jiao; sa taille et telle qu'il peut avaler un homme. On dit que le poisson tigre se transforme en giao, lorsqu'il est devenu gros ; on dit aussi que tous les poissons, lorsqu'ils ont atteint le poids de deux mille livres se transforment également en jiao".

3 Le motif "S" apparaît sur les céramiques de Phùng Nguyên (XVe-XIIe s. av. J.C.) et Dông Dâu (XIIe-Xe s. av; J.C.) comme sur les tambours de bronze de Dông Son. Symbolisant le tonnerre et de la foudre, il représente la prière du peuple agriculteur pour une pluie propice. Le dragon lui aussi conserve cette valeur emblématique puisqu'il est responsable de la formation des nuages et dispensateur de la pluie. Leur rencontre est devenue signe de bonne augure comme nous le témoigne ces vers de Nguyên Công Tru :

Rông mây khi gap hôi ua duyên

Dem quach ca so tôn làm sô dung

("Lorsque le dragon rencontre les nuages, ils se plaisent,

Prenons sans hésiter nos réserves pour les consumer").

4 Elément d'architecture, pierre grise, temple de Phât Tich, dynastie des Ly, 1057, L. 43 x 22,50 cm, Musée National d'Histoire du Viêt-Nam, Hanoi, LSb 19776.

5 On rencontre quatre passages où le serpent apparaît dans la vie de Bouddha

- A la naissance de Siddhârta, lorsque deux (ou neuf suivant les textes) dragons ou serpents se manifestèrent ; le premier cracha de l'eau tiède tandis que le second de l'eau froide pour baigner le jeune prince.

- Sur le chemin de Bodh-Gayâ, les rois des poissons et des serpents, ainsi que leurs ministres vinrent au devant du prince Siddhârta pour rendre hommage au Sauveur de l'Espèce.

- Le serpent offrant du riz.

- Après avoir reçu l'Illumination, Siddhârta, devenu Bouddha, resta assis encore un certain temps sous l'arbre. A la sixième semaine, une tempête s'abattit. Le roi des Najas, Muchalinda, surgissant en dessous de la terre, utilisa son corps pour former un trône à trois étages et sa tête se subdivisa en sept pour servir de parasol. Ce passage est le plus populaire dans l'iconographie bouddhique surtout dans les pays du Sud-Est asiatique comme la Birmanie ou le Cambodge où Jayavarman VII (r. 1181-1219) l'avait adopté comme la représentation suprême de Bouddha.

6 Ce décor n'apparaît que sous les Lê et Nguyên, s'inspirant de l'iconographie chinoise. La perle, le feu sacré, le tonnerre, la lune ou le soleil sont les multiples désignations de cette boule enflammée en Chine. Au Viêt-Nam, ce motif est surnommé" luong long triêu nguyêt, "dragons rendant hommage à la lune", lorsque l'astre est représenté par un disque à arêtes lancéolées et irrégulières, entouré de deux dragons dans une attitude respectueuse qui, en tant qu'habitants du ciel, l'accompagnent dans sa course. Certains ont vu dans ce décor une allusion à la fable chinoise du dragon qui veut dévorer le soleil au moment de l'éclipse, d'où la confusion en désignant ce motif par soleil. Une autre représentation montre deux dragons affrontés se disputant un disque enflammé. Il est surnommé Luong long tranh châu, "deux dragons se disputant la perle". Ils n'ont plus une attitude respectueuse, mais ont la patte de devant levée et les griffes ouvertes. A la Porte du Midi de Hué, parmi les dragons rendant hommage tantôt à la lune tantôt à la gourde de l'Immortalité, figurent d'autres regardant vers les quatre directions. Ils illustrent une phrase chinoise du IIe siècle av. J .C, "le dragon plane dans le ciel du midi" pour désigner la souveraineté et la protection impériale.

7 Antéfixe, pierre grise, dynastie des Ly, 1057, provenant de la pagode de Phât Tich, H. 26 cm, Musée National d'Histoire du Vietnam, Hanoi.

Le dragon Tran

 

Le règne des Trân marque le déclin du Bouddhisme qui, avec le temps, s'est entaché de magie taoïste, et la montée du Confucianisme. Les premiers souverains Trân, dont certains furent de réels adeptes, continuèrent à protéger le Bouddhisme. Cette religion constitue un moyen efficace de gouvernement puisqu'elle incitait la population à respecter la royauté et l'ordre établi. Cependant son influence reste très limitée sur l'organisation politique et sociale. A ce titre, les souverains Trân préférèrent le confucianisme qui fournissait un ciment solide à l'autorité royale et à l'administration du pays, par l'intermédiaire de la bureaucratie des lettrés.
Le dragon Trân, qui perpétue la tradition Ly, porte des modifications tant artistiques que sociologiques. Il adopte une attitude plus solennelle comme l'exige la morale confucéenne. Son corps, robuste et revêtu d'écailles, suit un mouvement plus libre avec des ondulations irrégulières. Sa tête est plus terrifiante avec des mâchoires plus puissantes, et munie des cornes et des oreilles. Ces pattes se terminent par quatre griffes. Cette représentation est perceptible tant sur le la colonne de la pagode Dâu (Ha Bac) que sur le soubassement en pierre de la pagode Bôi Khê (Hà Son Binh).
Il révèle des influences étrangères venant du Champa et de Chine. La parenté avec le makara Champa est perceptible à travers cette tête de dragon, conservée au tour-stûpa de Phô Minh (prov. de Hà Nam Ninh), érigé en 1305. La parenté entre le makara et le giao long n'est pas seulement iconographique comme le prouve le dragon makara sculpté à la base de la sculpture de Devi1. Le makara est un monstre hybride constitué de poisson, crocodile et éléphant. Cette parenté suscita des confusions chez certains chercheurs qui voient dans le bec verseur modelé en forme de dragon des verseuses Ly-Trân la représentation du makara. Il s'agit bien d'un goulot modelé en dragon Trân comme nous l'atteste la verseuse2 en grès à couverte ivoire dont une partie du corps et la queue forme l'anse. De telle représentation tronquée fut utilisée comme sur l'anneau de fixation de la cloche en bronze3 découvert à Hai Phong.

A partir du XIIe-XIIIe siècle sous l'influence de la Chine, les représentations du dragon se diversifient4. Il perd sa valeur spirituelle pour ne plus incarner que le pouvoir temporaire et royal dont il devient l'un des attributs5. Le dragon qui sert de rampe d'escalier dans la tombe de Trân Anh Tông (ca. 1320) montre un corps, gros et rond, et une tête terrifiante avec une crête érigée à l'avant, avec une paire de corne pointue vers l'arrière, avec le motif "S" sur le front, avec la longue touffe de poils qui recouvre un corps. Malgré ses modifications, l'aspect général du dragon Trân reste léger grace au mouvement sinueux du corps.

1 Devi, grès, Champa, XIIe siècle, H. 120 cm, Musée de Bnh Dinh, Quy Nhon, inv. 166 D-05.
2 Verseuse, grès à couverte ivoire, dynastie des Trân, XIIe-XIIIe siècle, H. 24,30 cm, collection particulière.
3 Cloche, bronze, XIIIe-XIVe siècle, découvert à Hai Phong, Musée National d'Histoire du Viêt-Nam, Hanoi.
4 Dans les tombeaux des souverains Trân à An Sinh (prov. de Quang Ninh), figurent des dragons à queue droite et pointue, d'autres se terminant en panache de poils ronde ; le corps est orné de motifs floraux, d'écailles ou laissé nu ; le front est orné soit du motif "S", hérité des Ly, soit d'autres motifs concentriques.
5 Le dragon est apposé sur tous les objets destinés au roi : sceau, trône, robe, épée, voiture... et désigne l'empereur dans le langage quotidien comme nous le prouvent les expressions suivantes : Rông nam yên ôn, ca lôi thanh thaï ("Quand le dragon (soit l'empereur) reste tranquille, les poissons (soit le peuple) nagent librement") ou Rông da lên troi ("Le dragon est monté au ciel"), terme utilisé par les mandarins pour annoncer le décès du souverain. 
 

Philippe Truong

 

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