Tranches de Vie: Karaoké ! Ce mot sent le soufre et la joie ! Lettres clignotantes sur fond de nuit, il attire comme les belles de nuit, noctambules et amateurs de plaisirs discrets. Familial ou débridé, il fleurit dans les villes, au bord des grandes avenues ou au creux d'impasses borgnes. Ambiance…

Il a plu toute la journée sur la ville de montagne où nous sommes depuis deux jours. Halte nécessaire à notre ami en fauteuil roulant pour se remettre d'une route chaotique et capricieuse. Une pluie torrentielle nous a enfermés à l'hôtel pendant une longue matinée. Le Vietnam vu derrière une vitre parsemée de traces de moustiques écrasés et autres restes d'insectes non identifiés n'a pas l'attrait d'une immersion en 3 dimensions, aussi ai-je dû me creuser la tête pour trouver une distraction à mes compagnons…

Marché charmé !

Dès la plus petite éclaircie, nous nous sommes précipités au marché, situé juste en face de l'hôtel. Comme nous avons pris l'habitude depuis une dizaine de jours, le statut d'handicapé de Ben lui a valu l'attention sincère et amicale de la population. Chacun venant s'enquérir cents fois des raisons de son invalidité, exprimant sa compassion et son admiration pour son courage à parcourir le Vietnam dans son état. Sautant allègrement les obstacles, slalomant entre les étals regorgeant de marchandises, Ben est assurément la star du jour ! Gloire dont profite également son frère aîné qui l'accompagne, et dont la grande taille et l'allure virile ne laissent pas insensibles les regards féminins, qui passent avec vivacité et curiosité de la jauge de la qualité des légumes à celle de la prestance de ce grand gaillard !

Tour à tour interprète, guide, con-seiller, je souris en moi-même en pensant à ce rôle d'entremetteur que j'ai dû jouer hier matin lors d'une halte dans un village d'une minorité ethnique locale. Ma douce épouse, toujours à mes côtés dans nos grandes évasions dans le Vietnam, avait fait arrêter la voiture au bord de la route, pour que nous puissions faire éprouver à Ben le plaisir d'une traversée de passerelle en planches au-dessus d'une rivière ! Cahin-caha, retenu en arrière, soutenu en avant, le fauteuil et son occupant ont descendu un chemin caillouteux pour arriver à la passerelle. Celle-ci franchie, pourquoi ne pas aller plus loin dans ce village aux maisons agrip-pées aux pentes de la colline ?

Ce sont d'abord les enfants qui nous ont fait escorte, pépiant comme des oiseaux, regardant avec étonnement ce drôle de monsieur qui ne peut pas marcher… Puis, petit à petit, les mamans, les grandes sœurs, les grands-mères sont sorties de leur maison pour se joindre à notre petit groupe. En quelques minutes, Ben avait une garde d'honneur digne d'un satrape…

La conversation, qui s'intéressait d'abord à lui, s'est progressivement orientée sur le brun ténébreux qui l'accompagne. Qu'il est grand, qu'il est beau ! Et, comme par magie, une jeune femme a émergé du groupe, présentée par les commères comme étant sans mari et sans enfants à 36 ans !

Sur le moment, j'enregistre l'information sans traduire, malgré l'insistance conjuguée de la tante, la grande sœur et la maman ! Las, je n'allais pas m'en tirer si facilement ! Brusquement, la timide jeune fille lance une main experte vers le haut du tee-shirt ouvert de l'objet de sa convoitise et frôle délicatement la toison très méditerranéenne qui s'en échappe ! Inquiétude de la part du propriétaire de cette pilosité abondante. Du coup, je suis bien obligé de lui expliquer l'intérêt, voire l'avidité qu'il présente pour une jeune villageoise dépourvue de mari !

Bousculé dans ses convictions de mâle dominant d'être traité comme un bestiau de foire, notre ami ne sait quelle attitude prendre, d'autant plus que son frère, doté d'un grand sens de l'humour, malgré son infirmité, en rajoute en manifestant pas signes que son frère ferait un bon mari ! Signes que je me dois bien entendu de traduire pour éviter tout malentendu. Aussitôt fuse de la bouche maternelle la question : "Anh này có tiên không ?" (Ce garçon a-t-il de l'argent ?). Après traduction à l'intéressé, celui-ci retombe sur terre et, avec un grand sens de la repartie, me fait répondre que son compte en banque est beaucoup moins fourni que sa fourrure naturelle. Éclats de rire général !
Nous repartons en déclinant l'offre d'aller boire de l'eau (sous-entendu le thé) dans la maison de la célibataire avancée ! D'autant plus que tout en revenant sur nos pas, on nous présente encore deux autres femmes sans maris. D'ailleurs, nous ne verrons aucun homme… Vous comprendrez donc notre empressement à fuir cette hospitalité féminine, sans chercher à comprendre la rareté de la gent masculine dans ce village !

Pour l'heure, la visite du marché s'abrège, autant à cause de la pluie qui est revenu en fanfare, transformant les allées en piscine en quelques minutes, que par le désir d'écourter l'admiration étouffante dont notre petit groupe est l'objet. Être une star, c'est bien, mais pas trop longtemps…

Fin de soirée grisante !

Pour estomper l'effet désastreux du ciel orageux, je propose de terminer la journée dans un karaoké. Offre acceptée, surtout par curiosité de découvrir ce plaisir très vietnamien ! Après le dîner, guidée par mon épouse qui s'était préalablement renseignée sur l'honorabilité de l'établissement, nous descendons la rue principale, pour nous diriger, à l'instar de papillons de nuit, vers les guirlandes et le panonceau clignotant d'un café-karaoké. Traversée la première salle qui est effectivement un café, nous pénétrons dans un étroit couloir chichement éclairé de quelques ampoules rouges ! Les murs tendus de velours noir, l'éclairage tamisé, les portes des "phòng" (chambres) numérotées qui s'ouvrent sur la gauche, tout cela a des réminiscences de maisons closes du siècle dernier, où les notables et les gens de moins bonne réputation allaient s'encanailler le samedi soir. J'ai un petit doute : ma femme ne s'appelle tout de même pas Claude ! On nous ouvre une porte ! Je risque un œil : ouf ! Pas de miroirs au plafond, pas de chaînes au mur, pas de sofa recouvert de coussins, pas d'hétaïre débraillée s'offrant en pâture au client ! Simplement une grande banquette en face d'un immense écran plat, et une table basse. Comme le couloir, la pièce est recouverte de velours noir, et seul un projecteur, dans un coin, distille une lumière blanchâtre juste suffisante pour lire les titres des chansons et leurs numéros, qui figurent dans un livret posé sur la table. Et si preuve il fallait que nous soyons dans un endroit sérieux, la porte offre une ouverture vitrée… à hauteur de ceinture ! Tandis que les membres de notre groupe s'accordent sur les titres de chansons, j'essaie de me familiariser avec la télécommande du téléprojecteur. Je me dis qu'il faut être sorti major de promotion du Temple de la Littérature pour arriver à s'y retrouver au milieu de cette cinquantaine de touches qui ont toute leur utilité… à condition de savoir s'en servir ! La jeune fille qui apporte la caisse de bière et… ma bouteille d'eau minérale me donne un cours accéléré, et, alors que les premières capsules se désolidarisent de leurs flacons, je zappe sur l'écran. D'abord sélectionner la langue : vietnamien, anglais, russe, chinois, philippin, coréen, japonais, espagnol… pas de français ! Pour trouver des chansons françaises il faudra aller fouiller dans le répertoire en… anglais ! Ma fibre francophone se crispe un peu sur ce coup-là ! Trouver "La plus belle pour aller danser" entre "Late night" et "Love me tender", me laisse un goût amer dans la mélodie ! Mais puisque nous sommes là pour nous amuser, laissons de côté ces prérogatives linguistiques, pour aller au but : chanter ! Jouant l'équité internationale, mon épouse me laisse choisir trois ou quatre mélodies étrangères et sélectionne une dizaine de chansons vietnamiennes ! Et que la fête commence ! Ah, j'ai oublié de vous dire : l'écho - retour et le volume du son dans notre petite chambre de concert suffirait à noyer le bruit des réacteurs d'un avion au décollage ! Entre rythmes endiablés des airs occidentaux et mélodies sirupeuses des chansons d'amour vietnamiennes, la bière coule à flots, les notes se trompent d'octaves, et les gorges s'éraillent à vouloir pousser la chansonnette. Une heure, quelques litres de bière et 50 cl d'eau minérale plus tard, c'est un groupe aphone et zigzagant qui rejoint dans le couloir une famille vietnamienne, sortant de la chambre contiguë, les yeux tout aussi brillants !

C'était il y a une heure et demie. À l'heure où j'écris cet article, tous les acteurs dorment d'un sommeil malté… sauf votre serviteur. Entre les charmes troublants du karaoké et les impératifs de l'édition du journal, je n'avais pas le choix ! Même si ce dernier peut aussi avoir des charmes troublants !

Gérard BONNAFONT/CVN

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