Depuis que l'homme a inventé la propriété privée, il consacre beaucoup d'énergie à protéger ses biens : clôtures, barrières, hauts murs et autres enceintes pour empêcher les intrusions ; cadenas, serrures, barres de sécurité pour clore portes et fenêtres. Il est vrai que la maxime "Bien mal acquis ne profite jamais" est moins efficace pour arrêter le malandrin qu'une porte blindée munie d'une serrure à pompe ! Au Vietnam comme ailleurs… Mais, il arrive cependant que la protection se retourne contre son propriétaire.

Un Occidental qui se promène la nuit dans les rues d'une ville ou d'un village peut sans doute être surpris par la succession de maisons fermées par une grille cadenassée. Ce qui en bord de Seine ou d'Escaut est réservé aux boutiques et magasins concerne ici tout ce qui tient lieu de logis. Et pour cause ! L'habitat traditionnel, en ville, associe étroitement lieu de travail et lieu de vie. Largement ouverte sur la rue, l'échoppe de l'artisan ou la boutique du commerçant servait aussi de salle à manger et, le soir venu, de chambre à coucher. On dégageait un espace au milieu des marchandises ou parmi l'outillage pour y étaler les nattes qui servaient de lits et on fermait la pièce à l'aide de grands vantaux de bois ou de bambous ajourés. Pratique encore en cours dans les centres-villes ou dans les villages. Aujourd'hui, les maisons ont gagné un ou plusieurs étages, mais le modèle est resté : la pièce du bas sert à la fois de lieu d'accueil pour les étrangers, de cuisine, de salle à manger, et la nuit, de garage à moto. Elle est toujours grande ouverte sur l'extérieur, à la fois pour des raisons de luminosité (souvent les 3 autres murs sont borgnes), des raisons d'aération et de climatisation, et aussi pour répondre au sacro-saint besoin de convivialité du Vietnamien. Mais aujourd'hui, les protections en bois ont été remplacées par des grilles métalliques, simples, doubles, pivotantes, à gond ou à guillotine… bref, par tout ce que l'esprit humain a pu inventer pour dissuader les visites inopportunes !

À huis clos !

Comme toutes les autres, ma maison possède une grille de fermeture, constituée en l'occurrence de 2 grands vantaux à barreaux en acier soudé. À chaque fois que cet huis de métal est fermé, je suis littéralement "derrière les barreaux", emprisonné chez moi, pour éviter qu'un tiers ne soit embastillé pour avoir voulu y pénétrer ! Le comble ! Mais la grille seule n'est qu'un élément du système défensif global : sans verrou, les barreaux ne peuvent empêcher que celui qui est dedans se barre, et ne barre pas l'accès à celui qui est dehors !

Au Vietnam, le verrou, c'est le cadenas ! Il n'est que de voir le nombre incalculable de marchands de cadenas pour mesurer l'importance de ce petit instrument dans la vie du Vietnamien. Acheter un cadenas, c'est en fait choisir le degré de sûreté que l'on veut accorder à sa grille de fermeture. La mercatique (marketing en anglais) ayant atteint le Vietnam, on trouve réponse à tous les niveaux d'anxiété des humains : cadenas à anse pivotante, cadenas à anse coulissante, cadenas mono point, cadenas de haute sécurité en acier trempé, de matière blindée, avec ou sans protecteur d'anse, non perçable, non crochetable et livré avec carte de propriété brevetée… Il suffit de faire son choix, de ne pas oublier de prendre les clefs fournies avec, et le tour est joué : grille fermée, protection assurée. Sauf que… Celui qui est dedans ayant inventé le cadenas, celui qui est dehors a immédiatement inventé… la scie à métaux ! Et un cadenas à l'anse sciée sciemment devient un non sens ! Donc, pour compliquer la tâche de malfaisants nocturnes, le Vietnamien a eu l'idée de fixer les anneaux qui permettent de relier les 2 battants de la grille ensemble, non pas à l'extérieur, mais à l'intérieur ! Quand on est dans la maison, rien de plus facile, sauf à être atteint de tremblements incoercibles, que de fermer la grille au cadenas, mais c'est quand on quitte sa maison ou que l'on veut y rentrer que tout se corse ! Certes sur chaque vantail et à proximité du point de fermeture, un petit espace est aménagé pour y glisser la main de manière à pouvoir de l'extérieur y introduire cadenas et clef, pratiquer l'exercice psycho moteur qui consiste à faire pivoter l'anse de manière à la positionner face au trou prévu à cet effet, d'appuyer sur l'anse jusqu'au point de fermeture qui se manifeste par une légère résistance, et un clic, puis introduire la clef dans la fente du cadenas, la tourner, l'extraire, et la récupérer. Mais, comme tout cela se passe à l'intérieur et que vous êtes à l'extérieur, l'exercice a lieu à l'aveugle ! Et gare à la maladresse !

Clef de sol !

Il est une heure du matin. Des amis qui voulaient se promener dans Hanoi nocturne, le dernier verre dans le salon de l'hôtel, et les heures ont passé. Une petite pluie fine m'accompagne dans Hanoi endormie. Et je n'avais pas prévu de áo mua (vêtement de pluie). L'eau dégouline sur ma nuque, mes sourcils, mon nez, mes moustaches. Je suis la Cascade d'Argent du Tam Ðao à moi tout seul ! Il est temps que j'arrive avant de me liquéfier ! En entrant dans ma ngách (petite ruelle), j'éteins le moteur de ma moto pour éviter de déranger le sommeil de mes voisins. Dire qu'il fait nuit noire est un euphémisme : aucune lumière, publique ou privée, pour me guider, les étoiles et la lune sont masquées par une couche de nuage aussi épaisse que celle d'un fond de teint sur un chanteur vieillissant… Je me repère dans l'obscurité par les masses sombres des maisons qui ressemblent à de gros matous assoupis. En clapotant, j'arrive devant chez moi. Vite, prendre la clef dans mon pantalon trempé, introduire chaque main dans les ouïes de la grille, tâtonner pour trouver le cadenas, repérer la fente avec l'index de la main gauche, et approcher la clef… qui glisse entre mes doigts mouillés et tombe à l'intérieur ! Et bien sûr, en bas, les barreaux sont trop étroits pour que j'y passe mes grosses mains ! Il pleut, mon taux d'humidité approche la catastrophe naturelle, mon toit, ma douche chaude, mes serviettes sont là, devant-moi, éden impossible à cause d'un bête bout de métal nickelé qui se vautre à 15 cm de moi, inaccessible derrière des grilles imperturbables…

Oh ! Je sais à quoi vous pensez : il n'a qu'à réveiller sa femme ! Facile ! Sauf que cette semaine, ma fille, sa maman et sa tata sont parties rendre visite à la bà ngoai (grand-mère maternelle) au quê, à 600 km de Hanoi. Je suis seul et je suis en prison dehors !

À cause désespérée, moyen déses-péré. J'allume mon phare de moto et je recherche sur le sol un morceau de bois, une tige, un objet suffisamment filiforme qui me permette d'aller titiller cette saleté de clef et de l'attirer progressivement vers la grille pour la faire glisser sur le seuil et la récupérer. Je trouve un bout de bambou, oublié là par un enfant, chevalier à ses heures perdues. Avec un remerciement pour l'imaginaire enfantin, je m'accroupis pour tenter de récupérer ma clef, mais ma position n'est pas encore assez efficace. Aux grands mots, les grands remèdes : je m'agenouille dans l'eau saumâtre qui recouvre la chaussée et, nez à 2 centimètres du sol, je farfouille derrière ma grille, bien décidé à faire revenir cette fichue clef à de meilleurs sentiments. Soudain, des pas derrière moi, un rond de lumière qui vient s'ajouter à celui de mon phare de moto. Un "Anh làm gì vây?" (Qu'est-ce que vous faites donc ?). Je me retourne, relève la tête, prend la lumière en plein visage. Derrière la lampe, une forme indistincte qui a la bonne idée de s'éclairer elle-même pour que je puisse l'identifier : un des policiers du quartier qui fait sa ronde. Hilare en me reconnaissant et encore plus quand je lui explique ce qui m'arrive ! En 2 temps, 3 mouvements, il s'accroupit passe des doigts agiles entre les barreaux, récupère ma clef et, summum du service, m'ouvre la porte ! Dégoulinant, maculé aux genoux, honteux, je peux enfin entrer chez moi. Mon sauveur n'a même pas voulu accepter le verre de l'amitié que je voulais lui offrir. Il est reparti dans la nuit, à la recherche peut-être d'autres forçats de la clef !

Le pire de tout cela, c'est que personne ne voudra me croire, quand je dirais que j'ai été enfermé dehors et que c'est un policier qui m'a libéré pour que je puisse entrer. Je hais les grilles, les cadenas et les clefs !

Gérard BONNAFONT/CVN

Commentaires

La Clef - Elle est en vous!

Le titre – situé en haut de liste sur la page d’accueil m’a d’abord fait peur (encore un aigre Phap…)
puis .. bonheur … vous lire : c’est du lucien Bodard – je me suis retrouvé quelques instant accroupis sous le déluge marmonnant un « Ghé qwa » « Pas bien… la clef)» (pour être poli)
Merci de bien vouloir nous faire un récit de toute la vie au Vietnam avec votre prose … ça permet de bien commencer la journée.
Fred ( Bactamtam)

magnifique

tout simplement magnifique.. et quelle veracite dans le recit...

moi aussi j'ai des gros doigts, aurais tu la gentillesse de m'inviter pour que je tripatouille ton portail ?

petits récits et grandes histoires d'Hanoi..

Bonjour,

Je rejoins le choeur de louanges concernant les écrits de ce Monsieur Gérard Bonnafont... un vrai régal, une véracité comme si on était "là-bas" tout le temps, une vraie tranche de vie qu'on attend avec avidité à chaque fois... nous croisons les doigts pour que ça continue longtemps :-))

Bonne journée à tous - Kung Fu -

Ma devise : un ami, c'est une route, un ennemi, c'est un mur - proverbe chinois

Merci pour cette belle

Merci pour cette belle histoire oh combien vraie =)

ferme là!...

Bonjour je viens de relire votre article et je suis en accord avec vous je suis revenue de Sapa par le train de nuit et j'ai 72 ans la chance d'avoir une bonne santé ect ect !... Je suis française pas peureuse et je viens d'entendre à la télé une nouvelle trés triste 3 gamins ont attaqué un jeune directeur à coups de marteaux et lui ont pris 20 e ce pauvre homme est entre la vie et la mort mais qu'apprenons nous à nos enfants? et moi je ne peux accepter le mensonge et l'hypocrisie ce seraient mes enfants ça barderait et c'est vrai qu'au Vietnam pour l'instant félixdada

Ma devise : risque tout et vois ce que le sort amène et Garde les hommes et les femmes de coeur

je voulais simplement terminer

c'est vrai et votre article le confirme le vietnam est serein à coté de chez nous c'est tout merçi à cap vietnam félixdada

Ma devise : risque tout et vois ce que le sort amène et Garde les hommes et les femmes de coeur

Passionnant

Extraordinaire le recit de vos aventures au VN.Et votre prose agile y est pour beaucoup! Je suis sidere par tant d'audace et de fair-play. Faites nous encore partager vos odyssees de perte de cles et de robinets bouches.

UNE BONNE THERAPIE POUR LE

UNE BONNE THERAPIE POUR LE MANQUE DU PAYS. C'EST TOUCHANT !

merci pour ce petit air de liberté

qui donne envie d'être enfermé dehors et de perdre ses clefs....

Ma devise : Si loin et si proches
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